Peut-on appliquer le modèle de Stassinopoulos et Bak non pas au cerveau d’un animal comme le font les auteurs, mais au « cerveau global » que forme une société humaine dont les invidus seraient les neurones? Je propose de décrire les cycles de ces cerveaux de la manière dont nous avons décrit les cycles économiques, c’est-à-dire à l’aide de deux paramètres équivalents l’un à une pression et l’autre à une température. Ces paramètres et leur signification sont résumés dans le tableau suivant:
Discipline |
Pression |
1/Température |
Biologie (cerveau animal) |
Intensité des connections |
Seuil des connections |
Économie (cerveau global) |
Intensité des besoins (demande) |
Seuil des prix (offre) |
Sociologie (cerveau global) |
Intensité des collaborations |
Seuil des collaborations |
Dans tous les cas il s’agit d’une structure dissipative qui s’auto-organise pour optimiser sa dissipation d’énergie. Un cerveau animal s’auto-organise pour optimiser son apport de nourriture. Une économie s’auto-organise pour optimiser sa production de biens et services (PIB). Une société s’auto-organise pour optimiser ses conditions de vie.
Comme toute structure dissipative on s’attend à ce qu’elle décrive des cycles de Carnot avec montée en «température» correspondant à une phase motrice, puis refroidissement avec retour vers un nouveau point de départ (voir billet 94). Typiquement, chacun de ces deux temps se divise en une partie isotherme et une partie adiabatique (sans échange de chaleur), soit en tout 4 phases résumées dans le tableau suivant, avec l’état correspondant des connections (intensités et seuils).
Phase |
Intensités |
Seuils |
Détente isotherme |
Décroissantes |
Bas |
Détente adiabatique |
Basses |
Croissants |
Compression isotherme |
Croissantes |
Élevés |
Compression adiabatique |
Élevées |
Décroissants |
L’identification proposée pour les différentes phases est résumée dans le tableau suivant:
Phase |
Cerveau animal |
Société/économie |
Détente isotherme |
Travail/faim |
Expansion |
Détente adiabatique |
Détente/satiété |
Stagflation |
Compression isotherme |
Sommeil lent |
Effondrement |
Compression adiabatique |
Sommeil paradoxal |
Dépression |
Le point de départ, facile à identifier, est le début de la phase de compression isotherme. Dans le cas d’un moteur thermique, la pression et la température du fluide sont à leur point le plus bas. Le fluide est en contact avec une source froide et on commence à le comprimer.
Dans le cas d’un réseau neuronal, l’intensité des connections est à son point le plus faible et les seuils à leur point le plus élevé de sorte que le réseau ne percole pas. Il tente de s’organiser comme un cristal que l’on refroidi, alors que la chaleur latente de réorganisation est évacuée vers la source froide. L’intensité des connections augmente progressivement, mais les seuils élevés des connections rendent difficile l’établissement de nouvelles connections.
Dans le cas du cerveau, cela implique une perte de conscience et un arrêt des mouvements. Toute activité musculaire consciente cesse. Seules subsistent les activités inconscientes indispensables à la survie telles que la respiration ou les mouvements du cœur.
En économie, cela correspond à un effondrement économique le long de ce que Ugo Bardi a appelé la « falaise de Sénèque ». Elle est caractérisée par une diminution brutale de la production industrielle. L’offre est à son point le plus bas, tandis que la demande incite la société à se réorganiser.
La phase suivante est la phase de compression adiabatique. Dans le cas d’un réseau neuronal, l’intensité des connections reste élevée, tandis que les seuils diminuent facilitant l’établissement de nouvelles connections. La baisse des seuils correspond à une remontée en température. Celle-ci va faciliter la reprise de l’activité et permettre une réorganisation du réseau.
Dans le cas du cerveau, son activité reprend, mais les seuils restent élevés. C’est la phase durant laquelle on rève. Les premiers mouvements mécaniques apparaissent, notamment des mouvements oculaires, mais ils restent inconscients. C’est la phase dite du sommeil paradoxal.
Dans le cas d’une société ayant subi un effondrement économique, la pression de la demande est à son maximum. La société cherche activement à se réorganiser, mais l’offre reste faible. C’est une phase chaotique à laquelle Turchin et Nefedov ont donné le nom de phase de «dépression».
Après deux phases de compression successives, viennent les phases de détente. Dans une machine thermique, la pression est à son maximum et le mouvement du piston s’inverse.
Dans le cas d’un réseau neuronal, les seuils sont maintenant suffisamment bas pour que le réseau neuronal percole. C’est le réveil. On entre dans la phase de détente isotherme durant laquelle le système reçoit un apport de calories. Initialement élevée, l’intensité des connections va peu à peu diminuer, ce qui correspond à une baisse progressive de la pression.
Dans le cas d’un cerveau animal, ce dernier a faim et part à la chasse. L’apport de nourriture maintient l’intensité des connections en le confortant dans son activité.
Dans le cas d’une société, c’est le réveil économique. La production reprend. La satisfaction encourage les collaborations maintenant leur intensité élevée ce qui crée de l’activité et de l’emploi. De nouveaux produits apparaissent sur le marché à des prix abordables comparés aux salaires, ce qui maintient les seuils bas. C’est la phase dite d’expansion.
Dans tout moteur thermique, la course du piston est limitée par l’environnement. Tandis que le contact avec la source chaude cesse, la détente va se poursuivre, mais de façon adiabatique, jusqu’à ce que le piston s’arrête.
Dans le cas d’un réseau neuronal, l’intensité des connections a fortement diminué tandis que les seuils croissent. Le réseau a de plus en plus de difficultés à percoler.
Dans le cas d’un cerveau animal, l’intensité des connections diminue jusqu’au moment où, rassasié, l’animal s’endort.
En économie, on entre dans la phase dite de stagflation. La compétition devient de plus en plus sévère. Elle tend à se substituer à la collaboration. La production économique a des difficultés à se maintenir jusqu’à ce qu’un effondrement se produise. C’est le point d’où nous sommes partis.
Il s’agit bien d’un processus cyclique très général, formellement semblable à celui d’une machine à vapeur.