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108 – Les grandes familles d’économistes

Nous avons vu que les structures dissipatives s’auto-organisent en décrivant des cycles de Carnot autour d’un point critique, point d’équilibre dynamique entre des forces opposées. Dans le cas de l’économie, il s’agit d’un point d’équilibre entre l’offre et la demande. Tandis que l’offre incite à la compétition, la demande incite à la coopération. Il s’en suit que, comme un moteur à quatre temps, l’économie passe par quatre phases successives appelées: dépression, expansion, stagflation et crises.

Dans mon billet 93, j’ai décrit ces quatre phases telles que je les ai moi-même vécues. J’ai pu les vivre à cause de l’extraordinaire accélération de l’Histoire. Aujourd’hui, je les présente telles que les économistes les ont historiquement vécues. L’évolution passée ayant été nettement plus lente, chacun d’entre eux a décrit des phases différentes suivant l’époque à laquelle ils vivaient. Il n’est donc pas étonnant que leurs visions diffèrent.

On s’accorde en général pour dire que le premier à avoir décrit une économie de marché est Adam Smith. Il vivait au 18ème siècle, une époque au cours de laquelle l’économie anglaise allait prendre son essor. C’est pourquoi Adam Smith a décrit une économie en phase d’expansion. Il est le chef de file d’une famille d’économistes dite classique, devenue ensuite néo-classique, pour laquelle la valeur d’échange domine. Nous avons vu que les lois de cette économie s’apparentent à celles des gaz parfaits. C’est donc l’économie la plus simple. Il était naturel de commencer par celle-là.

Au 19ème siècle, le développement économique accroit les inégalités de richesses provocant des troubles sociaux. L’Europe traverse une phase de crise. En France, c’est la révolution de 1848 à laquelle participe le philosophe allemand Karl Marx. Il la décrit en détail. Marx réalise que la loi de l’offre et de la demande s’applique aussi aux travailleurs. Il y a un marché du travail et celui-ci exploite les travailleurs. Marx devient le chef de file d’une famille d’économistes dits marxistes.

Au 20ème siècle, apparait une nouvelle crise d’une gravité sans précédent: c’est la première guerre mondiale. Elle affecte tous les pays développés. L’économie mondiale en sort exsangue. Tout est à reconstruire, mais cela coûte cher. Si les paiements courants se font en «argent», ceux entre États se font encore en or véritable. Bientôt les réserves mondiales en or s’avèrent insuffisantes. Les pays occidentaux entrent dans une phase de dépression. C’est la grande dépression de 1929. L’économiste anglais John Meynard Keynes réalise que le «métabolisme» mondial est en panne faute de catalyseur: la monnaie, mais créer de la monnaie provoque de l’inflation, d’où la nécessité d’accords internationaux. Ce sont ceux de Bretton Woods. L’or devient un étalon secondaire. Keynes est considéré comme le chef de file d’une famille d’économistes dits keynésiens.

Keynes n’a pas été le seul économiste à s’intéresser aux crises économiques. Pour la majorité d’entre eux, la monnaie est secondaire. Fondamentalement, les crises sont dues au conflit entre le capitalisme et le communisme. L’issue du conflit dépend de la manière dont le conflit, est géré par les institutions, aussi les nomment-on les institutionnalistes. Ainsi la crise de 1929 a été suivie d’une deuxième guerre mondiale, puis d’une nouvelle phase d’expansion. En 1971, l’économie stagne à nouveau. L’étalon or est définitivement supprimé, mais c’est sans effet. On parle déjà de «stagflation». Les pays occidentaux n’ont pas d’autre issue que de libéraliser encore davantage leur économie. En 1989 le mur de Berlin tombe. Peu de temps après le bloc soviétique s’effondre. C’est, semble-t-il, la victoire du capitalisme.

L’année 2007 marque l’arrivée d’une nouvelle crise dite des «subprimes». Les pays occidentaux entrent dans une nouvelle phase de stagflation. Les économistes la redoutent car ils n’en connaissent pas de véritable remède. Contrairement aux phases de dépression, la recette de Keynes ne marche pas: créer de la monnaie produit de l’inflation sans arrêter la stagnation, d’où le nom de «stagflation». Dans mon prochain billet, je parlerai de Joseph Schumpeter et de sa «destruction créatrice».


107 – Les transitions de phase.

Les condensations successives qui ont eu lieu après le Big Bang m’amènent à parler aujourd’hui d’une notion très importante en mécanique statistique, celle de transitions de phase. Développée au 19ème siècle pour l’étude des changements d’état de la matière, comme le passage de l’état gazeux à l’état liquide ou de l’état liquide à l’état solide, cette notion a depuis été étendue à bien d’autres états de la matière. C’est ainsi que les cosmologistes ont été amenés à l’idée que les condensations successives qui ont eu lieu après le Big Bang pouvaient être considérées comme des transitions de phase.

Les physiciens distinguent deux types de transitions de phase, les transitions continues et les transitions abruptes. Pour un panorama de l’évolution montrant l’alternance entre des transitions continues et des transitions abruptes, voir mon propre livre [3]. On doit au physicien danois Per Bak d’avoir montré que ces condensations étaient le propre d’un processus d’auto-organisation universel qu’il a baptisé «criticalité auto-organisée» [1]. Pour le lecteur ayant une formation en mathématiques, je recommande le livre de Ricard Solé [4] sur les transitions de phase. Les applications vont de la physique à la biologie et aux sciences humaines. Le dernier chapitre traite plus particulièrement de l’effondrement des sociétés humaines.

Ces processus s’appliquent aux systèmes dits «complexes», c’est-à-dire à des systèmes formés d’un très grand nombre d’éléments (typiquement plusieurs milliards), de même nature (les étoiles d’une galaxie, les molécules d’un gaz, les neurones d’un cerveau ou les individus d’une société) et liés entre eux par des relations non linéaires (voir par exemple [2]). Lorsque ces systèmes évoluent suffisamment lentement, on dit qu’ils sont dans un état quasi-stationnaire. Leur état peut alors être décrit statistiquement par des variables d’ensemble appelées variables macroscopiques ou variables d’état. Dans le cas d’un fluide, ces variables sont, par exemple, la température ou la pression. La relation qui lie entre elles les variables d’état s’appelle l’équation d’état.

Ainsi l’état macroscopique d’une mole [5] de gaz idéal, dit gaz parfait, est entièrement défini par son volume V, sa pression P et sa température absolue T. Ces trois variables sont liées entre elles par l’équation d’état des gaz parfaits PV = RT, où R est une constante appelée constante des gaz parfaits. L’équation d’état des gaz parfaits s’applique aux gaz très peu denses, dont les molécules sont suffisamment éloignées les unes des autres pour qu’on puisse considérer qu’elles n’interagissent pas entre entre elles, sauf au moment des collisions auquel cas leur distance devient négligeable par rapport à leur distance moyenne. C’est le cas de tous les gaz lorsque leur pression est suffisamment faible.

J’ai montré dans ce blog comment ces concepts peuvent être étendus aux sciences humaines. On sait aujourd’hui que la température d’un gaz mesure la vitesse quadratique moyenne d’agitation de ses molécules. Saupoudrez de sucre une fourmilière, vous verrez aussitôt les fourmis s’agiter. On pourrait définir de même la « température » d’une fourmilière comme étant la vitesse quadratique moyenne d’agitation des fourmis. Il est clair que plus le coût de l’énergie est faible, plus l’activité économique est intense et plus les hommes s’agitent comme le font les fourmis dans une fourmilière. Dans mon billet 49, j’ai proposé de définir la température d’une économie comme étant l’inverse du prix de l’énergie.

On peut de même définir une pression économique comme étant une pression sociale au sens de Durkheim. C’est la pression qui incite les individus à acheter tel ou tel produit. Ainsi, pour certaines activités, la possession d’un téléphone portable apporte aujourd’hui un tel avantage qu’il est impossible à la personne concernée de ne pas en acheter un. Dans ce cas, c’est la valeur d’usage qui prime.

Nous avons vu que l’équation du gaz parfait s’applique d’autant mieux que la pression du gaz est plus faible. En économie, on va donc s’attendre à ce qu’elle s’applique au cas ou la pression d’achat est faible. C’est le cas d’une économie d’abondance ou les besoins de chacun sont largement satisfaits. La valeur d’usage de l’objet n’a alors que peu d’intérêt. Ce qui compte, c’est sa valeur d’échange, et celle-ci est d’autant plus grande que l’objet est plus rare ou que son volume V de production est plus faible. C’est le cas des métaux précieux comme l’or ou l’argent, mais aussi des produits de luxe comme les bijoux, les œuvres d’art ou les objets de collection. La pression P d’achat est d’autant plus grande que le volume V de la production est plus faible. On retrouve bien la loi Boyle-Mariotte des gaz parfaits. Elle représente une économie d’individus aisés, libres de toute contrainte liant les uns aux autres, et dont les relations se limitent à des échanges de valeurs au cours d’occasionnelles rencontres: un idéal qu’on nomme le libéralisme.

Dans mon billet 89, j’ai parlé de l’équation proposée en 1873 par van der Waals pour représenter les propriétés des gaz réels. J’ai montré qu’on peut l’appliquer qualitativement à l’économie pour laquelle elle rend compte de la valeur d’usage. L’un des termes correctifs s’applique aux produits de première nécessité: ceux qui correspondent à des dépenses incompressibles. L’autre correspond aux produits dont la valeur d’usage croit avec le nombre d’utilisateurs. C’est le cas des services communs comme les communications ou les transports.

La figure ci-dessus montre l’allure de la surface de van der Waals, appliquée ici à l’économie. On voit qu’elle forme un pli appelé « fronce ». L’origine du pli est le point critique C. Tout point à l’intérieur du pli représente un état du système qui est nécessairement instable. Pour un fluide, il représente un état pour lequelle son volume diminue lorsqu’il se détend, c’est-à-dire un phénomène de condensation. L’état du fluide passe brutalement de la partie supérieure du pli où, vapeur, il occupe un grand volume à sa partie inférieure où, devenu liquide, il occupe un volume beaucoup plus petit. En économie, cela correspond à un effondrement de la production industrielle, souvent lié à une pénurie des moyens de transports.

Les thermodynamiciens appellent ce phénomène de condensation ou d’effondrement une transition de phase abrupte. Une telle transition peut se produire n’importe où entre les flèches marquées a et b sur la figure et n’affecter qu’une partie du système. La transition complète se fait alors plusieurs étapes. Dans le cas d’une économie, on qualifie cette zone d’époque de crises. Statistiquement, la transition se produit à mi-chemin entre les flèches. C’est là que, dans notre billet 90, nous avons plaçé la falaise de Sénèque, mais ce n’est qu’une idéalisation. Tant que la transition n’est pas complète, on dit que le système est dans un état métastable.

Une propriété caractéristique des transitions abruptes est de nécessiter des germes venus du milieu extérieur. Il est courant que ciel soit bleu et l’air limpide alors qu’il est saturé de vapeur d’eau. Il suffit qu’un avion passe pour qu’il laisse une trainée blanche due à la condensation de l’eau. C’est parce que les réacteurs de l’avion ont fourni les germes nécessaires à la condensation sous forme de particules ionisées. De même, l’effondrement d’une société est liée à une influence du milieu extérieur. C’est lui qui déclenche la transition.

On a vu que les structures dissipatives s’auto-organisent en décrivant des cycles autour d’un point critique. Ainsi, en l’absence de perturbations extérieures, une société traverse normalement une phase de dépression, puis une phase d’expansion et une phase de stagflation (voir billet 93). Il s’agit de transitions de phase continues. La société devient alors très sensible à son environnement et traverse une période de crises. Il s’agit d’une transition de phase abrupte. J’en donnerai prochainement de nouveaux exemples historiques.

(1) Per Bak, Quand la nature s’organise: avalanches et tremblements de terre. Flammarion (1999).
(2) Steven H. Strogatz, Nonlinear Dynamics and Chaos, Westview (1994).
(3) François Roddier, Thermodynamique de l’évolution (section 4.4), Parole (2012)
(4) Ricard Solé, Phase Transitions, Princeton (2011).
(5) Une mole ou molécule-gramme contient environ 6 x 1023 atomes.


106 – Petit interlude cosmologique

Le titre de ce blog montre que j’ai fait une carrière en astronomie. Son en-tête indique que j’ai écrit un livre sur la thermodynamique. La plupart de mes billets portent sur la biologie et les sciences humaines, très peu sur l’astronomie. Pour ceux d’entre-vous qui s’intéressent à cette dernière discipline, l’allégorie du billet précédent ne vous rappelle rien? Ce coup de feu suivi de l’expansion rapide d’un troupeau de chevaux ne vous rappellent-ils pas le Big Bang et l’expansion de l’univers?

Dans mon billet précédent, il symbolisait l’étincelle qui déclenche le mouvement du piston dans un moteur à explosions. On sait que ce mouvement de détente des gaz est suivi d’une phase d’expulsion des gaz brulés puis d’une phase de compression de gaz frais. En serait-il de même pour l’univers?

On sait aujourd’hui que l’expansion de l’univers s’accélère. Cela implique que les galaxies dont la vitesse de récession est proche de la vitesse de la lumière vont un jour devenir inobservables. Tel qu’on l’observe, l’univers expulse bien de la matière au fur et à mesure qu’il se détend. En thermodynamique, on sait que lorsqu’un gaz se détend, il se refroidit. Aujourd’hui, la température de l’univers n’est plus que de 3° Kelvin.

Peut-être avez-vous encore un baromètre à la maison? Il se peut que la pression atmosphérique ait baissé et vous vous dites: «il va sans doute pleuvoir ou même neiger». Lorsque la température de l’atmosphère diminue, l’humidité de l’air se condense en eau ou même en glace. De même, lorsque l’univers se refroidit, sa matière se condense en galaxies, puis celles-ci se condensent en étoiles. Ainsi, comme un moteur à explosion, notre univers expulse de la matière tandis qu’il en condense une autre.

En thermodynamique, lorsqu’un gaz se condense, il se réchauffe. Dans le cas des étoiles, le gaz se réchauffe suffisamment pour déclencher des réactions thermonucléaires. Plus les étoiles formées sont grosses, plus leur durée de vie est courte. Les plus grosses explosent. La matière se détend à nouveau pour se recondenser plus tard. On sait que les galaxies elles-mêmes se condensent pour former des trous noirs. Certains théoriciens, comme Lee Smolin, pensent que les trous noirs explosent un jour pour créer de nouveaux univers.

On sait que dans un cycle idéal de Carnot, l’entropie de la source chaude est transférée à la source froide. On sait aussi que l’entropie d’un trou noir est proportionnelle à sa surface. Au fur et à mesure qu’un trou noir accrète de la matière, sa surface augmente, donc son entropie aussi. Si l’univers décrit des cycles de Carnot, le Big Bang en est la source chaude, et les trous noirs en sont la source froide. Vu ainsi, l’univers serait une immense machine à dissiper l’énergie.


105 – Une allégorie pour la nouvelle année

Le but de ce blog est d’initier un public le plus large possible aux concepts de la mécanique statistique, ou thermodynamique, dite hors-équilibre.

La nécessité de faire comprendre cette discipline au plus grand nombre m’est apparue lorsque j’ai réalisé que ses implications s’étendaient aux sciences humaines, un domaine qui a baigné mon enfance (mon père a été professeur de littérature comparée à la Sorbonne). Bien qu’éduqué par un père littéraire, j’ai été attiré par les sciences, à cause de leur rigueur et de la possibilité qu’elles offrent de vérification expérimentale. D’un autre coté, j’imagine que les littéraires, tout en enviant la rigueur des scientifiques, trouvent leurs concepts beaucoup trop étroits et limités.

Les chercheurs en sciences dites «sociales», en particulier les économistes, tentent souvent d’ajouter de la rigueur à leur discipline par l’emploi des mathématiques, mais découvrent que cela ne suffit pas: une liaison avec les sciences dites «dures» s’avère indispensable. Je me suis rendu compte que la thermodynamique hors-équilibre le permet.

Mon problème a alors été multiple:
1) Je ne me suis intéressé à cette branche de la physique que récemment (à la retraite), lorsque j’ai découvert son importance en biologie.
2) Si la thermodynamique est la première discipline que j’ai enseignée à l’université, elle n’a pas été mon domaine particulier de recherche.
3) Les physiciens jugent ses concepts comme étant parmi les plus difficiles de leur discipline.

Je me suis donc mis au travail, tentant de relier les connaissances concrètes de la thermodynamique aux concepts abstraits des sciences humaines. Il me reste à expliquer cette liaison en des termes compréhensibles à la fois par des littéraires et des scientifiques. C’est le rôle de ce blog.

Afin d’être compris par le plus grand nombre, j’évite autant que possible les mathématiques. Je propose aujourd’hui d’utiliser une technique largement employée en littérature: l’allégorie. Pour mieux faire comprendre le contenu des billets précédents, j’utiliserai celle d’un élevage de chevaux de course.

Les chevaux symbolisent les molécules d’un fluide. Initialement parqués dans un enclos fermé, ils forment l’équivalent d’un fluide proche de l’équilibre thermodynamique. La situation devient hors-équilibre lorsque les chevaux sont amenés au point de départ d’un champ de course. Les séquences qui suivent rappellerons au lecteur celles d’un moteur à explosions. Un coup de feu marque le départ de la course.

Au début, la pression est très forte. Les chevaux sont proches les uns des autres et leur flux important. En économie, c’est la phase dite d’expansion. Peu à peu, la distance entre les chevaux augmente. Les premières barrières apparaissent. Tous ne les franchissent pas.

L’intensité du flux diminue alors que les barrières augmentent. Les chevaux s’essouflent tandis que les jockeys essayent de maintenir la pression coûte que coûte. On reconnait la phase que les économistes qualifient de stagflation.

Puis c’est la ligne d’arrivée. En thermodynamique on parle de transition de phase. Les économistes parlent de crise. C’est plus particulièrement la crise pour ceux qui ont misés sur un mauvais cheval.

C’est aussi le bon moment de préparer la prochaine compétion: le retour du piston à son point de départ. La course est mise en sommeil. Certains chevaux seront revendus à un prix lié à leur performance. Les meilleurs seront utilisés pour la reproduction. C’est la sélection artificielle, mécanisme qui a permis à Darwin de comprendre la sélection naturelle.

La phase finale est celle du dressage. Sélection et dressage permettent d’optimiser les performances, c’est à dire la puissance dissipée. Encore de nos jours, on mesure la puissance des moteurs thermiques en «chevaux-vapeur». On se prépare pour la course suivante, qui est aussi celle du piston dont l’étincelle déclenchera le prochain départ. Et le cycle recommence, chaque fois le même, et pourtant toujours différent.


104 – Les oscillations du cerveau (généralisation)

Peut-on appliquer le modèle de Stassinopoulos et Bak non pas au cerveau d’un animal comme le font les auteurs, mais au « cerveau global » que forme une société humaine dont les invidus seraient les neurones? Je propose de décrire les cycles de ces cerveaux de la manière dont nous avons décrit les cycles économiques, c’est-à-dire à l’aide de deux paramètres équivalents l’un à une pression et l’autre à une température. Ces paramètres et leur signification sont résumés dans le tableau suivant:

Discipline Pression 1/Température
Biologie (cerveau animal) Intensité des connections Seuil des connections
Économie (cerveau global) Intensité des besoins (demande) Seuil des prix (offre)
Sociologie (cerveau global) Intensité des collaborations Seuil des collaborations

Dans tous les cas il s’agit d’une structure dissipative qui s’auto-organise pour optimiser sa dissipation d’énergie. Un cerveau animal s’auto-organise pour optimiser son apport de nourriture. Une économie s’auto-organise pour optimiser sa production de biens et services (PIB). Une société s’auto-organise pour optimiser ses conditions de vie.

Comme toute structure dissipative on s’attend à ce qu’elle décrive des cycles de Carnot avec montée en «température» correspondant à une phase motrice, puis refroidissement avec retour vers un nouveau point de départ (voir billet 94). Typiquement, chacun de ces deux temps se divise en une partie isotherme et une partie adiabatique (sans échange de chaleur), soit en tout 4 phases résumées dans le tableau suivant, avec l’état correspondant des connections (intensités et seuils).

Phase Intensités Seuils
Détente isotherme Décroissantes Bas
Détente adiabatique Basses Croissants
Compression isotherme Croissantes Élevés
Compression adiabatique Élevées Décroissants

L’identification proposée pour les différentes phases est résumée dans le tableau suivant:

Phase Cerveau animal Société/économie
Détente isotherme Travail/faim Expansion
Détente adiabatique Détente/satiété Stagflation
Compression isotherme Sommeil lent Effondrement
Compression adiabatique Sommeil paradoxal Dépression

Le point de départ, facile à identifier, est le début de la phase de compression isotherme. Dans le cas d’un moteur thermique, la pression et la température du fluide sont à leur point le plus bas. Le fluide est en contact avec une source froide et on commence à le comprimer.

Dans le cas d’un réseau neuronal, l’intensité des connections est à son point le plus faible et les seuils à leur point le plus élevé de sorte que le réseau ne percole pas. Il tente de s’organiser comme un cristal que l’on refroidi, alors que la chaleur latente de réorganisation est évacuée vers la source froide. L’intensité des connections augmente progressivement, mais les seuils élevés des connections rendent difficile l’établissement de nouvelles connections.

Dans le cas du cerveau, cela implique une perte de conscience et un arrêt des mouvements. Toute activité musculaire consciente cesse. Seules subsistent les activités inconscientes indispensables à la survie telles que la respiration ou les mouvements du cœur.

En économie, cela correspond à un effondrement économique le long de ce que Ugo Bardi a appelé la « falaise de Sénèque ». Elle est caractérisée par une diminution brutale de la production industrielle. L’offre est à son point le plus bas, tandis que la demande incite la société à se réorganiser.

La phase suivante est la phase de compression adiabatique. Dans le cas d’un réseau neuronal, l’intensité des connections reste élevée, tandis que les seuils diminuent facilitant l’établissement de nouvelles connections. La baisse des seuils correspond à une remontée en température. Celle-ci va faciliter la reprise de l’activité et permettre une réorganisation du réseau.

Dans le cas du cerveau, son activité reprend, mais les seuils restent élevés. C’est la phase durant laquelle on rève. Les premiers mouvements mécaniques apparaissent, notamment des mouvements oculaires, mais ils restent inconscients. C’est la phase dite du sommeil paradoxal.

Dans le cas d’une société ayant subi un effondrement économique, la pression de la demande est à son maximum. La société cherche activement à se réorganiser, mais l’offre reste faible. C’est une phase chaotique à laquelle Turchin et Nefedov ont donné le nom de phase de «dépression».

Après deux phases de compression successives, viennent les phases de détente. Dans une machine thermique, la pression est à son maximum et le mouvement du piston s’inverse.

Dans le cas d’un réseau neuronal, les seuils sont maintenant suffisamment bas pour que le réseau neuronal percole. C’est le réveil. On entre dans la phase de détente isotherme durant laquelle le système reçoit un apport de calories. Initialement élevée, l’intensité des connections va peu à peu diminuer, ce qui correspond à une baisse progressive de la pression.

Dans le cas d’un cerveau animal, ce dernier a faim et part à la chasse. L’apport de nourriture maintient l’intensité des connections en le confortant dans son activité.

Dans le cas d’une société, c’est le réveil économique. La production reprend. La satisfaction encourage les collaborations maintenant leur intensité élevée ce qui crée de l’activité et de l’emploi. De nouveaux produits apparaissent sur le marché à des prix abordables comparés aux salaires, ce qui maintient les seuils bas. C’est la phase dite d’expansion.

Dans tout moteur thermique, la course du piston est limitée par l’environnement. Tandis que le contact avec la source chaude cesse, la détente va se poursuivre, mais de façon adiabatique, jusqu’à ce que le piston s’arrête.

Dans le cas d’un réseau neuronal, l’intensité des connections a fortement diminué tandis que les seuils croissent. Le réseau a de plus en plus de difficultés à percoler.

Dans le cas d’un cerveau animal, l’intensité des connections diminue jusqu’au moment où, rassasié, l’animal s’endort.

En économie, on entre dans la phase dite de stagflation. La compétition devient de plus en plus sévère. Elle tend à se substituer à la collaboration. La production économique a des difficultés à se maintenir jusqu’à ce qu’un effondrement se produise. C’est le point d’où nous sommes partis.

Il s’agit bien d’un processus cyclique très général, formellement semblable à celui d’une machine à vapeur.


103 – Les oscillations du cerveau et le rôle du sommeil

Durant les années 80, un certain nombre d’informaticiens se sont intéressés au cerveau en tant qu’architecture informatique. Cela les a conduit à la notion de réseaux neuronaux et à l’étude de leurs propriétés.

La question s’est d’abord posée de la programmation d’une telle architecture. Dans le cas des ordinateurs, un ingénieur étudie le problème à résoudre et écrit un programme qui est enregistré dans l’ordinateur. Par contraste, un cerveau se programme tout seul. On dit qu’il apprend, d’où l’intérêt pour les réseaux neuronaux. Encore faut-il poser le problème à résoudre, ce qui nécessite une intervention extérieure.

Durant les années 90, il est devenu clair que l’intérêt des réseaux neuronaux se limitait aux problèmes d’optimisation et que la nécessité pour la machine de s’autoprogrammer imposait une complication supplémentaire rarement utile. Par contre, l’étude des réseaux neuronaux restait intéressante pour comprendre le fonctionnement du cerveau, mais le cloisonnement des disciplines fait qu’aucun biologiste ne s’y est vraiment intéressé.

Nous avons vu que les structures dissipatives s’auto-organisent. Le physicien danois Per Bak a montré qu’elles s’auto-organisent toutes suivant le même processus qu’il a appelé «criticalité auto-organisée». On peut donc s’attendre à ce que le cerveau s’auto-organise à l’aide d’oscillations autour d’un point critique. C’est bien ce que suggèrent les simulations numériques de Stassinopoulos et Bak, dont les résultats ont été publiés en 1995 (voir l’article décrit au billet précédent).

Dans ce modèle, le réseau neuronal reçoit des signaux sur ses neurones d’entrée dits neurones sensoriels et émet des signaux sur ses neurones de sortie dits neurones moteurs. Lorsque le résultat recherché est atteint, un signal de statisfaction est envoyé «démocratiquement» à tous les neurones, indépendemment de leur contribution. L’auto-organisation se fait à l’aide de deux paramètres: l’intensité des connections entre les neurones et le seuil à partir duquel l’information est transmise d’un neurone à l’autre. Ces paramètres oscillent au cours du temps de façon à maximiser la «satisfaction» générale.

Nous avons vu que toutes les structures dissipatives produisent du travail mécanique en décrivant des cycles semblables aux cycles de Carnot. Cela nous a conduit à modéliser l’économie à l’aide de deux paramètres l’offre et la demande dont on a montré que l’un joue le rôle d’une température et l’autre le rôle d’une pression (billet 89). En serait-il de même des paramètres de Bak et Stassinopoulos?

Leur algorithme modélise un être vivant. Celui-ci produit bien du travail mécanique par l’intermédiaire des neurones moteurs. Les signaux de satisfaction proviennent d’un apport d’énergie sous forme de nourriture: ce sont les calories fournies par l’équivalent d’une source chaude. Quant aux signaux d’entrée, ils apportent de l’information de l’environnement, ce qui correspond à une exportation d’entropie. De la chaleur est nécessairement évacuée vers une source froide: c’est la chaleur latente de changement d’état liée à la réorganisation du cerveau.

J’ai dit que l’auto-organisation se faisait à l’aide de deux paramètres. Clairement les seuils jouent le rôle d’une température. Des seuils bas facilitent leur franchissement, comme le ferait une température élevée; des seuils élevés empêchent leur franchissement comme le ferait une température basse. L’intensité des connections joue le rôle d’une pression. Elle mesure un flux de charge comme la pression mesure un flux de particules qui frappent une paroi.

Le modèle de Stassinopoulos et Bak implique que, pour fonctionner, le cerveau doit nécessairement osciller de part et d’autre d’un seuil de percolation. Dans mon dernier billet, j’ai parlé de la conscience. Celle-ci implique un état d’éveil durant lequel notre cerveau percole. Lorsque nous dormons, nous ne somme plus conscients. C’est donc un état durant lequel notre cerveau ne percole plus. Curieusement, Stassinopoulos et Bak ne semblent pas avoir vu que leur modèle impliquait l’existence du sommeil: il en montre le rôle et la nécessité.

Rappelons que toute structure dissipative oscille autour de son point critique et que ces oscillations, parfois qualifiées d’oscillations de relaxation (!), n’ont pas de périodes propres. On sait que de telles oscillations se synchronisent aisément sur des phénomènes extérieurs. Il est donc naturel que le cerveau se synchronise sur le cycle diurne, soit en phase (animaux diurnes) soit en opposition de phase (animaux nocturnes). Pour certains la synchronisation se fait sur les saisons. C’est le cas des animaux qui hibernent.

Le sommeil apparait ainsi comme une phase nécessaire du cycle d’oscillation du cerveau. Dans le prochain billet, nous comparerons ces oscillations aux cycles d’une machine à vapeur, ce qui nous éclairera encore sur leur fonctionnement, et nous généraliserons ces concepts à un réseau neuronal quelconque.


102 – Qu’est-ce que la conscience?

Dans mon billet 100, je parle d’une prise de conscience globale des problèmes de l’environnement. J’ai déjà parlé de conscience dans mon billet 62. Je propose de préciser ici cette notion. Nous verrons plus tard comment la généraliser à l’ensemble de l’humanité.

Le problème de la conscience a fait couler beaucoup d’encre, notamment chez les philosophes. Beaucoup pensent qu’une notion aussi subjective ne saurait faire l’objet d’une étude objective. Avec les ordinateurs accomplissant aujourd’hui des tâches que l’on croyait réservées à l’esprit humain, les idées ont évolué. Un philosophe comme Daniel Dennett fait aujourd’hui davantage appel à la biologie et aux sciences dites cognitives. Des neurobiologistes comme Antonio Damaso ont largement montré que la conscience peut faire l’objet d’une étude objective. Ainsi Benjamin Libet a pu détecter des intentions avant que le sujet en soit conscient, mettant en question la notion de libre arbitre. Le sujet peut toutefois ne pas donner suite à ses intentions. En tant que physicien, je propose ici une interprétation physique de la notion de conscience.

Dans mes billets précédents, j’ai montré que le concept de réseau neuronal peut s’appliquer à toute structure dissipative considérée comme un ensemble d’agents échangeant de l’énergie et de l’information. On sait aujourd’hui que ces agents s’auto-organisent pour maximiser la vitesse à laquelle ils dissipent l’énergie. C’est apparemment le cas des molécules d’air dans un cyclone, des bactéries dans une colonie, des fourmis dans une fourmilière comme des neurones dans notre cerveau. C’est aussi le cas des sociétés humaines. Peut-on leur appliquer à tous le même modèle d’auto-organisation?

Je pense que oui. Le physicien danois Per Bak a montré que tous s’auto-organisent suivant un processus qu’il a baptisé « criticalité auto-organisée ». Avec Stassinopoulos, il a construit un modèle informatique de cerveau (1). Quoique très élémentaire, ce modèle fonctionne parfaitement. J’ai montré qu’il a les propriétés d’une machine de Carnot et peut se généraliser à n’importe quelle structure dissipative. Cela signifie que, fondamentalement, un cyclone et notre cerveau s’auto-organisent de la même manière. C’est ce qu’intuitivement nos ancêtres exprimaient en disant qu’un cyclone a une âme.

Aujourd’hui, notre civilisation matérialiste nous les fait considérer comme très différents. Nous disons en particulier que notre cerveau est conscient, tandis qu’un cyclone ne l’est pas. Mais qu’entend-on par conscience? Peut-on en donner une définition précise conforme à l’idée intuitive que nous nous en faisons? On désigne souvent sous le nom de robot tout appareil susceptible d’accomplir des tâches normalement réservées aux êtres humains. La cybernétique nous a appris qu’il n’est pas possible de construire un robot sans boucle de contrôle. Lorsqu’un robot envoie une commande à un moteur, des senseurs vérifient constamment que le moteur accomplit bien l’action programmée dans le robot et envoient, si nécessaire, des signaux indiquant la correction à effectuer.

Le modèle de cerveau de Stassinopoulos et Bak cherche à maximiser l’arrivée des « cacahuettes », mais ne comporte pas de boucle de contrôle. Lorsque ses actions ne déclenchent plus une arrivée de cacahuettes, il continue à effectuer des actions jusqu’à ce qu’il « découvre » par hasard la nouvelle action qui maximise l’arrivée des cacahuettes. Notre propre cerveau dispose-t-il de boucles de contrôle? On sait aujourd’hui qu’il en possède de très nombreuses. Il possède en particulier une boucle dite de rétroaction, plus globale que toutes les autres, que nous nommons la réflexion. Par lui-même, le mot « réflexion » évoque bien la notion de rétroaction.

J’ai dit plus haut que les neurobiologistes peuvent détecter des intentions dont nous ne sommes pas conscients et que ces intentions ne sont pas nécessairement suivies d’effet. Cela veut dire que nous réfléchissons avant d’agir. Il est facile de montrer que la réflexion est consciente. Beaucoup de gens parlent aujourd’hui plusieurs langues. Chacun peut dire dans quelle langue il réfléchit. Ayant vécu aux États-Unis, je peux dire que j’y ai très souvent réfléchi en anglais. Il m’arrive encore aujourd’hui de le faire, notamment lorsque je dois rédiger un texte dans cette langue. Ainsi, lorsque nous réfléchissons, un signal normalement destiné à l’élocution est renvoyé à notre propre système auditif. Bien qu’aucun son ne soit émis, nous nous parlons littérallement à nous-même.

Rien n’empêche d’ajouter une boucle de rétroaction à l’algorithme de Stassinopoulos. Le problème de cet algorithme est que lorsqu’il découvre une nouvelle façon d’obtenir des cacahuettes, il oublie la façon précédente. En ajoutant systématiquement au nouveau signal d’entrée une fraction du signal précédent, on prolonge sa mémoire du résultat des actions passées, ce qui logiquement améliore ses chances de réussite. J’ignore si cette modification a été tentée, mais il est clair que tout ce qui peut aider à mémoriser le résultat des actions passées ne peut être que favorisé par l’évolution, d’où l’évolution du cerveau humain.

Il est intéressant de noter que cette boucle de contrôle que nous appelons réflexion se fait essentiellement à travers le langage. Boileau disait: «ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement». C’est bien le développement du langage qui a permis à l’homme d’améliorer ses facultés de réflexion et de prolonger sa mémoire à long terme. En prolongeant encore davantage cette mémoire, l’invention de l’écriture a continué à améliorer sa faculté de réflexion. C’est ainsi qu’avant de prendre une décision, chacun d’entre nous utilise son expérience passée. Elle nous permet d’estimer au mieux le résultat de nos actions.

En termes techniques, cela s’appelle une inférence bayésienne. Le problème est que chacun d’entre nous a une expérience différente, ce qui fait que nos estimations sont différentes. Chacun d’entre nous a ses idées a priori. Il est intéressant de noter qu’à la suite des travaux de E.T. Jaynes, l’estimateur qui minimise l’information a priori s’appelle un estimateur d’entropie maximale. Le sous-titre de son livre posthume sur la théorie des probabilités est « la logique de la science ». On retrouve bien le fait que la science progresse grâce à l’entropie que l’humanité produit, c’est-à-dire à l’énergie qu’elle dissipe.

Comme l’avait vu François Rabelais, science sans conscience n’est que ruine de l’âme. Toute savoir implique le développement de cette boucle de contrôle que nous nommons la conscience. Le savoir est une information mémorisée dans le cerveau. Les êtres vivants mémorisent aussi de l’information dans leurs gènes. Si un savoir culturel implique une conscience culturelle, un «savoir génétique» doit impliquer une conscience génétique. Comme le préssentait Pierre Teilhard de Chardin, le développement de la conscience est un processus naturel et universel. Il pensait que même une pierre possédait en germe des éléments de conscience. En cela, je lui donne tort, mais j’irai volontiers jusqu’à dire qu’un thermostat possède un élément de conscience. En tant que boucle de contrôle, il est «conscient» de la température qu’il est en charge de maintenir.

(1) Dimitris Stassinopoulos and Per Bak, Democratic reinforcement: A principle for brain function. Phys. Rev. E 51, 5 (May 1995). Pour une description de leur modèle de cerveau, voir aussi le livre de Per Bak «How Nature Works» (traduit en français sous le titre: «Quand la nature s’organise»), ou mon propre livre «Thermodynamique de l’évolution» (section 9.3).


101 – Sur l’évolution des idées politiques

De même que les règles de reproduction des gènes permettent de distinguer les espèces en biologie, de même les règles d’héritage permettent de distinguer les cultures en sociologie. Emmanuel Todd classifie les cultures à l’aide de deux paramètres: égalitaire/inégalitaire et libéral/autoritaire, ce qui conduit aux quatre types de cultures indiqués sur la figure 10 de mon livre (Thermodynamique de l’évolution, page 113).

À la page 114, je compare le fonctionnement de la société au fonctionnement d’un cerveau. La culture autoritaire-égalitaire maintient la tradition en l’imposant également à tous les descendants, tandis que la culture libérale-inégalitaire favorise l’innovation. La culture autoritaire-inégalitaire favorise l’ordre et la subordination, c’est-à-dire les organisations hiérarchiques. Ce mode favorise le passage à l’action. Au contraire, le mode libéral-égalitaire laisse la voie libre à toutes les éventualités. Il favorise la réflexion.

billet-101

Géométriquement, l’état moyen du « cerveau » de la société peut être représenté dans un plan par un point ayant pour coordonnées les deux paramètres d’Emmanuel Todd (figure ci-dessus). Comme pour l’état de l’économie, ce point tourne autour de l’origine qui est le point critique. Le cycle commence avec la tradition, puis la réflexion, l’innovation et l’action. Cette dernière modifie l’environnement auquel nous étions adapté. Cela nous oblige à nous réadapter d’où la nécessité d’une restructuration (transition de phase que nous nommons effondrement). Après l’effondrement on revient à une tradition améliorée par le fruit de l’expérience (leçons de l’effondrement) et un nouveau cycle recommence. Il s’agit bien d’un algorithme d’apprentissage.

Politiquement, cela signifie qu’après un effondrement une société doit être d’abord autoritaire-égalitaire (extrême gauche), puis libérale-égalitaire (gauche), libérale-inégalitaire (droite) pour finir autoritaire-inégalitaire (extrême droite) juste avant l’effondrement suivant. L’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis semble confirmer ce schéma. En France, François Hollande se prétend socialiste mais mène une politique de droite tandis que l’extrême droite de Marine Le Pen a le vent en poupe. Historiquement, l’extrême droite du Maréchal Pétain a pris le pouvoir alors que la France s’enfonçait dans une deuxième guerre mondiale. À la libération, le parti communiste était à son apogée. Ces quelques exemples nous conduisent à penser que le cerveau global d’une société tourne ainsi régulièrement comme un moteur bien huilé.

Ce n’est bien évidemment pas le cas. Un contre exemplaire est facile à trouver: l’union soviétique s’est effondrée alors qu’elle était communiste. Le gouvernement chinois se prétend toujours communiste alors que, devenue libérale, sa politique est de plus en plus inégalitaire. Pourquoi cela? La réponse est très simple: un moteur bien huilé ne dissiperait pas d’énergie, il s’emballerait. Pour dissiper l’énergie il est nécessaire d’introduire des « frottements mécaniques », en l’occurence ce que les physiciens appellent de l’hystérésis, c’est-à-dire un retard entre la cause et l’effet. C’est le décalage qu’on observe entre la culture d’un pays et la politique qu’il est amené à suivre. Historiquement, les cultures ont toujours cherché à s’adapter à l’état d’évolution de leur société, mais plus vite elles s’adaptaient plus vite la société évoluait. C’est le phénomène d’accélération connu sous le nom d’effet « reine rouge » (section 6.1 de mon livre). C’est lui qui maintient un décalage permanent causant des tensions. Ce sont ces tensions qui font qu’occasionnellement les sociétés s’effondrent.

Dans mon livre (section 3.2.2), je montre que le modèle d’Ising s’applique à la propagation des croyances. Dans mon billet 57, je l’applique à la propagation des opinions politiques. En période d’élections, leur domaine d’Ising est visualisé sur les cartes électorales. Les opinions politiques font généralement partie de la culture transmise à travers l’éducation. Dans son livre « L’invention de l’Europe », Emmanuel Todd montre que les cultures familiales persistent sur de nombreuses générations. Il en est de même des idées politiques, mais celles-ci sont aussi influencées par l’entourage. Un individu dont la culture est en phase avec celle de son entourage transmettra facilement ses idées politiques. Au contraire, un individu dont la culture est en opposition de phase aura du mal à transmettre ses idées. Influencé par son entourage, il pourra même les abandonner.

Dans mon billet 57, j’explique pourquoi l’Union soviétique s’est effondrée. Parfaitement adaptée à la réorganisation des années d’après guerre, sa culture autoritaire s’est montrée économiquement très efficace, mais elle a rapidement manqué de résilience. Parce que libérale, la culture occidentale était plus résiliente. Elle a alors pris le dessus. Tandis que le pétrole faisait monter la température économique (billet 49), le bloc soviétique s’est décomposé en morceaux plus petits, comme un cristal éclate à la chaleur.

Aujourd’hui la situation a bien changé. Remise de cet effondrement, la Russie est devenue plus libérale, tout en restant égalitaire. Pendant ce temps, la culture occidentale devenait de plus en plus inégalitaire. Le pétrole est plus difficile à extraire et l’activité économique mondiale stagne. La température générale de l’économie se rapproche de la température critique. À l’heure actuelle, les États-Unis ne peuvent maintenir leur dissipation d’énergie qu’à travers une politique autoritaire. Mais celle-ci est en désaccord avec la culture libérale du pays. En votant pour Trump, l’Amérique profonde des cow-boys a franchi le pas. Elle a montré qu’elle était lasse des mensonges de marketing de l’élite financière et a préféré élire un richissime américain se présentant pour ce qu’il est. Il est clair cependant que passer d’un régime libéral traditionnel vers un régime autoritaire, plus éloigné de la culture du pays ne se fait pas sans tensions.

Que va-t-il se passer? Comme l’était l’union soviétique, les États-Unis sont une réunion d’États initialement indépendants. Toute union de cette ampleur est nécessairement fragile. Nous avons vu que lorsque l’économie d’un pays lui impose de suivre une politique trop éloignée de celle de sa culture traditionelle des tensions se produisent. Ces tensions ont fait éclater l’Union soviétique. Je surprendrai peut-être mes lecteurs en disant qu’elles risquent aujourd’hui de faire éclater les États-Unis. Si les États-Unis éclatent, l’Europe en fera autant. Fragilisée par le départ de la Grande Bretagne, elle ne repose déjà plus que sur deux piliers: la France et l’Allemagne. Des deux, la France est de beaucoup la plus fragile. Sa culture majoritairement libérale-égalitaire est en complète opposition de phase avec la culture autoritaire-inégalitaire d’un pays comme l’Allemagne. On peut donc s’attendre à ce que tôt ou tard la France quitte l’Union européenne, ou bien se scinde en deux. Le sud-est pourrait quitter l’Union avec d’autres pays méditerranéens, dont la Grèce, tandis que le Nord, plus proche de Bruxelles, resterait lié à l’Allemagne. Tout dépend des sources d’énergie auxquelles chacun aura accès.

Je vais maintenant m’aventurer à faire un pronostic. De tous les pays européens, celui qui s’en tirera le mieux est sans conteste l’Allemagne. Sa culture à la fois autoritaire et inégalitaire est celle des familles souches, capables de résister aux adversités. Elle partage cette caractéristique avec le Japon. Au chapitre 9 de son livre « Collapse », Jared Diamond montre que le Japon est une des rares civilisations à avoir su éviter un effondrement. Il l’explique par son organisation hiérarchique, une caractéristique que possède aussi l’Allemagne. C’est donc d’Allemagne que repartira la civilisation occidentale, mais son caractère inégalitaire l’empêchera de devenir le germe d’une civilisation nouvelle. C’est là que la Russie, par l’intermédiaire de l’Allemagne de l’Est, jouera un rôle essentiel. À la fois égalitaire et autoritaire, la Russie a toutes les caractéristiques nécessaires pour créer une nouvelle civilisation. Elle possède encore des réserves d’énergie fossile et sera moins affectée que les autres pays par le réchauffement climatique. Enfin elle partage une culture commune avec la Chine à laquelle elle pourra venir en aide. Il semble que Poutine en soit parfaitement conscient (1).

(1) Voir: http://www.comite-valmy.org/spip.php?article7776.


100 – Gaïa ou l’éveil d’une conscience

C’est le titre de l’exposé que j’ai fait (en anglais) le 7 octobre dernier au siège de l’ESA (European Space Agency) à Paris. J’ai été invité à faire cet exposé à l’occasion du lancement d’un livre intitulé: « SOS Treaty. The Safe Operating Space Treaty ». Écrit en coopération par des scientifiques et par des juristes, ce livre montre l’urgence de développer des accords internationaux pour la protection de l’environnement.

Le mot « Gaïa » fait référence ici au concept par lequel James Lovelock exprime le fait que l’ensemble des structures qui dissipent sur Terre l’énergie solaire se comporte comme un même être vivant. Cerveau de Gaïa, l’humanité prend conscience qu’elle est en charge des écosystèmes et de l’atmosphère terrestre, comme un individu prend conscience qu’il est en charge de son propre corps pour se nourrir et se maintenir en bonne santé.

Le lecteur intéressé trouvera ci-joint les projections à l’aide desquelles j’ai illustré mon exposé (format pdf ou diaporama). Mon intervention du 18 octobre à Salon de Provence et ma prochaine intervention à Toulon ne sont que des versions françaises pour grand public de ce même exposé.

programme-for-the-launch-of-the-sos-treaty-at-esa-hq_7-oct-2016