139 – La déconnomie.

C’est le titre d’un livre écrit par l’économiste Jacques Généreux [1]. Il est plaisant d’y voir ridiculiser les théories économiques sur lesquelles reposent nos sociétés actuelles, par un économiste lui-même…

On sait qu’à partir des années 80, l’économie des pays avancés est entrée en phase de stagflation. Ce livre nous explique comment les économistes de ces pays se sont mis majoritairement d’accord en faveur d’une théorie économique, dite néoclassique, enseignée dans nos universités. Due au français Léon Walras (1834-1910), cette théorie repose sur la notion d’équilibre général. Walras a montré mathématiquement qu’en cas de concurrence parfaite chaque marché pris isolément est l’élément de base d’un vaste marché général où la richesse sociale se vend et s’achète. On y retrouve la notion de concurrence libre et non faussée. Inscrite dans la constitution européenne, elle est sensée remédier à la situation.

Jacques Généreux traite cette théorie de déconnomie néoclassique. Elle suppose en effet des producteurs parfaitement rationnels: l’anticipation de la demande ou l’humeur des agents n’y joue aucun rôle. L’auteur rappelle l’importance de ces facteurs subjectifs, largement mis en évidence par Keynes. En fait, la situation est encore plus grave que ce que pense Jacques Généreux. N’étant pas physicien, il n’en parle pas. C’est pourquoi il me parait nécessaire d’en dire ici un mot.

Que ce soit de la nourriture ou du pétrole, toute société humaine brûle un combustible pour produire de la chaleur qu’elle convertit ensuite en énergie mécanique. Comme une machine à vapeur, elle obéit aux lois de la thermodynamique. On comprend que Walras ait pu ignorer les lois de la thermodynamique, une science encore récente à son époque, ainsi que les progrès de la biologie qui ont suivi, mais qu’on les ignore encore de nos jours parait assez surprenant. Cela montre à quel point l’économie est déconnectée des autres disciplines. Aujourd’hui, tout physicien sait qu’en thermodynamique, l’équilibre c’est la mort. Une théorie économique qui recherche un équilibre général ne peut donc décrire qu’une société qui recherche la mort…

Les lecteurs de ce blog savent depuis longtemps qu’une société humaine est une structure dissipative. Celle-ci s’auto-organise pour dissiper l’énergie. Comme toute structure dissipative, elle est nécessairement hors-équilibre et ne peut subsister qu’en effectuant des cycles de transformations. Des économistes tels que Kondratiev ont observés et décrits ces cycles, sans savoir qu’ils caractérisent un état stationnaire hors-équilibre. J’encourage les lecteurs de ce blog à expliquer à leur entourage que la constitution européenne, c’est aussi de la déconnomie de ce point de vue là. Je crains malheureusement que si un de mes lecteurs tente de l’expliquer à un économiste, il lui sera répondu qu’il n’y connait rien parce que ni lui, ni moi-même, ne sommes des économistes…

[1] Jacques Généreux, La déconnomie, Éditions du Seuil, 2016 et 2018.


11 réflexions sur « 139 – La déconnomie. »

  1. Dans son livre « The origin of wealth » Eric Beinhocker explique que les théories économiques actuelles sont basées sur des mathématiques du siècle dernier qui étaient des maths « linéaires ».

    Entre temps, nous avons progressé dans l’étude des phénomènes non linéaires grâce à la théorie du chaos de Benoit Maldelbrot, entre autres.

    Hors, l’économie est tout sauf un domaine linéaire. C’est plein de boucles de rétroactions. Autant dire que nos théories économiques sont totalement définitivement fausses. Et pourtant, elles demeurent enseignées.

    Beinhocker se hasarde à esquisser une nouvelle théorie de l’économie, une théorie évolutive, ou plutôt co-évolutive : les institutions, la technologie et la culture sont en co-évolution.

    Ce sont des travaux complémentaires a ceux qu’on peut lire sur ce blog.

  2. Pour moi l’équation (linéaire) de Fisher est à l’économie ce que l’équation (linéaire) des gaz « parfaits » est à la thermodynamique, équation qui s’établit statistiquement, à la Boltzmann.

    Je ne sais pas s’il existe une équation d’état qui est à l’économie ce que l’équation (non linéaire) de van der Waals est aux gaz « réels » (avec modèles « en falaise de Sénèque » ou « en fronce thomienne » qui reviennent souvent sur ce blog). (En fait je ne sais pas comment on établit cette équation statistiquement, à la Boltzmann. Certains auteurs évoquent les forces de Van der Waals et donc(?) la MQ. La MQ nécessaire pour justifier une loi économique???)

  3. Si personne ne se mouille pour créer des ponts entre les disciplines je pense qu’on va avoir du mal à comprendre quelque chose au nouveau paradigme qui pointe à l’horizon. Merci monsieur Roddier vous le faites très bien.
    Considérer que des gens venant d’autres disciplines ne connaissent rien à la vôtre est une attitude d’un autre âge. Au contraire c’est dans un dialogue avec d’autres qu’on peut faire avancer sa propre discipline.

  4. Tout-à-fait, Michel Lambotte! Moi, ce qui m’intéresse, c’est le dialogue Thom/Prigogine.

    Thom fait une théorie « mathématique » de l’analogie -sa théorie des catastrophes élémentaires- et puis propose des modèles -essentiellement biologiques et linguistiques- sémantiquement acceptables en regard de sa théorie.
    François Roddier (prigoginien) fait aussi des analogies « thermodynamiques » qui ont pour lui un sens.

    Je suis intéressé par un rapport, voire un dialogue, entre les deux approches.

    (Thom: « La Physique moderne a sacrifié la stabilité structurelle à la calculabilité. Je veux croire qu’elle n’aura pas à se repentir de ce choix. »)

  5. Un économiste prend en compte l’aspect dynamique de l’économie et commence à intégrer dans ses travaux la rareté des ressources à venir et la « finitude » du monde réel : il s’agit de Steve Keen. On peut trouver certains de ses travaux dans : https://www.patreon.com/ProfSteveKeen.

  6. Nous n’allons bien qu’en cas de croissance (et ce malgré la surabondance), en témoignent les recommandations actuelles du FMI aux états pour préserver cette croissance. Mais dans un contexte de surabondance comment pourrions nous « aller bien » en opérant une décroissance programmée, devenue nécessaire pour des raisons environnementales, à l’échelle planétaire ? pas dans les faits mais au moins en théorie ?
    Et puisque la science montre qu’on ne peut plus croître sans nous mettre terriblement en danger, est-ce que opérer une décroissance est étudié au niveau des d’organismes scientifiques des états à travers la planète ?

  7. @Chapolin

    Il faut faire croître les arbres et décroître l’étendue des déserts… Ceux de notre planète comme ceux de nos savoirs.

    Appliqués à la société et pris séparément, les concepts de « croissance » et de « décroissance » sont anxiogènes. Par contre, celui de « croissance-décroissance » libère la réflexion. Comme « destruction-création » ou « entropie-negentropie »…

    https://m.youtube.com/watch?v=3ggF2jE5d8M&feature=youtu.be

    .

  8. J’ai essayé de discuter de ces questions sur reddit avec un économiste distingué. Il m’a d’abord méprisé puisque je n’utilisais pas son langage et n’admettait pas son autorité (j’avais commencé par dire que la macro-économie toute entière était de la foutaise, et ça l’avait énervé).

    Finalement, tout ce qu’il a pu me montrer c’est que rien, dans la théorie néoclassique, n’interdit une croissance infinie de la *valeur*. Mouarf. Parce que l’agent rationnel peut augmenter la valorisation à l’infini d’un produit ou d’un service, bien sûr…

    Tout cela est grotesque et pathétique.

  9. Ce blog est remarquable, rigoureux et en même temps philosophique. Hélas les tenants et aboutissants de la science ou des sciences sont systématiquement méconnus et leurs techniques même élémentaires encore beaucoup moins – Merci

Les commentaires sont fermés.