J’aimerais revenir sur une notion de physique essentielle mais souvent très mal comprise du public, celle de dissipation d’énergie. Dans le langage courant, on entend souvent parler de « consommation » d’énergie. Pour un physicien, l’énergie est un invariant: elle ne peut ni se créer ni se perdre. On ne peut donc pas la « consommer ». À la place du verbe consommer, les physiciens préfèrent le verbe « dissiper »: l’énergie se dissipe comme la fumée se dissipe dans l’air. Elle est toujours là, mais elle devient beaucoup plus difficile à récupérer.
Pour mieux décrire la dissipation d’énergie, les physiciens ont été amenés à introduire un nouveau concept, celui d’entropie. Dissiper l’énergie, c’est produire de l’entropie. On a longtemps comparé la notion d’entropie à celle de désordre. De même qu’on récupère mieux ses outils dans un atelier en ordre, de même on récupère mieux l’énergie dans un milieu de faible entropie.
Un gros progrès a été accompli au 20ème siècle, lorsque les physiciens ont montré l’équivalence entre la production d’entropie et la perte d’information. On peut en effet récupérer ses outils dans un atelier en désordre si l’on sait où ils sont. De la même façon, dissiper de l’énergie c’est perdre de l’information sur la position et la vitesse des molécules. Lorsque cette information est perdue, l’énergie est sous forme de chaleur. D’une façon générale, les physiciens ont montré qu’effacer de l’information produit un dégagement de chaleur.
Cependant, une difficulté conceptuelle subsiste: qu’est-ce que l’information? On a tendance à penser que l’information c’est ce que l’on sait, c’est-à-dire ce qui est mémorisé dans notre cerveau, c’est-à-dire une grandeur subjective. Chacun sait aujourd’hui que l’information peut aussi être mémorisée dans un ordinateur, ou plutôt dans la partie d’un ordinateur qu’on qualifie à juste titre de « mémoire ». L’information devient alors une grandeur objective, mesurable en « bits ». Ainsi, dissiper de l’énergie, produire de l’entropie, ou effacer de l’information sont des expressions synonymes.
Revenons maintenant sur la notion de structure dissipative. Une structure dissipative s’auto-organise spontanément pour dissiper l’énergie. C’est le cas par exemple d’un être vivant mais aussi d’une société humaine. Les physiciens disent qu’ils diminuent leur entropie interne pour produire de l’entropie. On peut dire aussi qu’ils mémorisent de l’information pour pouvoir ensuite en effacer.
Une application intéressante de ces notions est son application à la monnaie. Celle qu’on possède est généralement mémorisée sur un compte en banque. Elle porte alors le nom de capital. Avoir un capital permet de dépenser de l’argent appelé aussi monnaie. Dépenser de l’argent, c’est effacer de l’information sur un compte en banque. Cette information effacée correspond bien à ce que nous consommons, c’est-à-dire à de l’énergie qui nous dissipons. Ainsi les flux monétaires mesurent les flux d’énergie dissipée dans une société.
Nous avons vu que le physicien danois Per Bak compare l’information mémorisée à un tas de sable. Lorsque la pente de ce dernier atteint une taille critique, on observe la formation d’avalanches. Celles-ci représentent de l’information qui s’efface, c’est-à-dire des flux d’énergie qui se dissipe. Thomas Piketty (1) a montré que, depuis un siècle, nos sociétés accumulent du capital, comme on accumule du sable sur un tas de sable. On comprend qu’on arrive aujourd’hui à une époque propice aux avalanches, ce qui conforte la conclusion du billet précédent.
(1) Thomas Piketty, Le capital au XXIème siècle (Seuil).
De mes très lointaines années d’étudiant j’avais retenu qu’une information est l’ensemble d’un support et d’une sémantique. Est-ce que cette distinction est pertinente dans la vision thermodynamique que tu développes ? Ou faut-il oublier la sémantique (et la téléonomie) ?
Bonjour monsieur Roddier
C’est peut-être un peu hardi de ma part mais j’aimerais appliquer cette notion à la biosphère dans laquelle nous évoluons et qui nous permet de vivre.
Une plante en grandissant se structure et dissipe de l’énergie solaire dans ses tissus en créant de l’information qui permet à la plante de tenir debout. D’autre part elle produit des exsudats racinaires pour nourrir le sol et de l’évapotranspiration pour permettre l’alimentation de ses tissus et réguler la température de l’atmosphère. On peut considérer dans un premier temps ses deux dernières fonctions comme une source froide.
Dans le cycle des saisons il vient un moment où la structure de la plante devient une source chaude pour la vie microbienne du sol qui produit l’humus qu’on peut considérer comme une source froide pour cette vie bactérienne.
Au printemps d’autres micro-organismes minéralisent l’humus qui devient alors une source chaude pour de nouvelles plantes.
On peut penser que tout le long du cycle des saisons les sources froides deviennent des sources chaudes pour les processus suivants du cycle en produisant et en détruisant sans cesse de l’information.
Il semblerait qu’on aurait tout intérêt à s’inspirer de la biosphère pour organiser les sociétés humaines.
Ce que vous décrivez est un exemple de chaîne alimentaire. Dans une société humaine, les « gros » ont tendance à « manger » les « moins gros » qui eux-mêmes « mangent » les plus petits. Je pense que c’est plutôt ce qu’on souhaiterait éviter.
Je me suis certainement mal exprimé mais je voulais surtout montrer que la biosphère est une structure dissipative d’énergie dont l’intention est de dissiper le maximum d’énergie tout au long de la saison
Pour se faire elle crée et détruit de l’information bio-chimique tout au long de sa chaîne de transformation.
Dans ce processus il n’y a pas d’accumulation infinie autre que des volants d’inertie (volant d’auto-fertilité par exemple) contrairement aux sociétés humaines si bien dénoncée par Thomas Piketty. Laissez un tas de « déchets » biologique sur le sol d’un jardin en deux ans il sera recyclé en humus pour les plantes.
Depuis le début de l’évolution sur terre la vie crée l’organe qui va recycler le déchet qui se présente.
Le vivant n’a aucun état d’âme quand à la question du plus gros qui mange le plus petit.
Je penserais volontiers que celui qui n’est pas apte à dissiper le maximum d’énergie est éliminé au profit d’autres mais dans la biosphère il y a plus de coopération que de lutte pour la vie. On peut dissiper plus d’énergie en coopérant.
Nos sociétés qui bétonnent à qui mieux mieux qui mettent la terre à nu vont dans l’exact opposé mais permettent à certains de pouvoir accumuler indéfiniment des richesses. C’est ce problème qu’il faut résoudre.
Enfin bref, c’est comme cela que je sens les choses et n’engage que moi.
Je ne vois pas de différence fondamentale entre l’homme et les autres animaux sauf que l’homme crée de bien plus gros « tas de sables » qui provoquent de bien plus grosses avalanches comme, par exemple, des effondrements de société.
Je viens juste de découvrir votre travail et votre blog. Juste envie de vous remercier pour l’immense jubilation à découvrir une perspective féconde et originale sur le réel. Avec toute ma gratitude.
merci de vos reflexions clairvoyantes. Je trouve que votre analyse est la seule qui permet de chercher des pistes crédibles entre survivalisme et croyance en l’IA. Pour prolonger l’analogie avec le tas de sable, pour limiter l’ampleur de l’avalanche, ne faudrait-il pas faire comme en montagne, aller provoquer des avalanches controlées aux points d’instabilités?
Bonjour, vous êtes mal compris parce vous ne faite pas de différence entre
L’entropie et la neguentropie. Tout organisme vise à maximiser la neguentropie
( le fait de différer l’entropie) en évoquant l’unique dissipation pour une chose et son contraire il paraît évident que vous restiez trouble pour vos lecteurs.
Merci pour vos efforts.
Marie, je crains que ce type d’action, aussi bien intentionné soit-il, ne soit pas capable de changer la fréquence statistique des avalanches. Il y aurait davantage de petites avalanches et les plus grosses seraient toujours rares et destructrices. Hélas !
Il n’y a effectivement aucune différence entre l’homme et les autres animaux, tous sont des structures dissipative d’énergie.
A mes yeux, le problème de l’homme réside dans le fait qu’il ne s’est pas rendu compte qu’il pouvait dissiper plus d’énergie en s’organisant en société et en développant la technologie.
Il n’a pas compris qu’on ne consomme pas l’énergie mais qu’on la dissipe en la rendant à une source froide. Une fois les matières premières et l’énergie « consommées » elles sont considérées par la société comme n’existant plus alors que c’est loin d’en être le cas. Dès lors on s’étonne des montagnes de déchets et des océans de plastic s’accumulant sur la planète.
Par contre la biosphère « fait tout avec rien » en recyclant constamment ses déchets.
Je pense qu’on peut se réjouir que cette réflexion arrive tout doucement à percoler dans les milieux agricoles et d’aucuns pensent que ces milieux sont les plus propices à développer les ingrédients qui pourront nous sortir de l’impasse.
Voici une formation donnée par Konrad Schreiber qui semble intègrer de plus en plus la thermodynamique au système agricole.
https://www.youtube.com/watch?v=VLXs5xTU8Cw
Christian Fauré explique très bien ce que je veux dire à la minute 29
https://www.youtube.com/watch?v=wh_OgOW_2nE
J’ai abordé ici https://forums.futura-sciences.com/discussions-scientifiques/769453-aborder-lenergie-lentropie-structures-lenseignement-secondaire.html:
une façon générale de représenter les structures dissipatives du point de vue thermodynamique. Cette représentation peut recouvrir par analogie de nombreux thèmes, et en particulier celui discuté dans la thermodynamique de l’agile.
On y retrouve l’articulation entre énergie, dissipation, entropie, information et rétroaction d’une structure en rapport avec son environnement.
J’ai abordé ici https://forums.futura-sciences.com/discussions-scientifiques/769453-aborder-lenergie-lentropie-structures-lenseignement-secondaire.html:
une façon générale de représenter les structures dissipatives du point de vue thermodynamique. Cette représentation peut recouvrir par analogie de nombreux thèmes, et en particulier celui discuté dans la thermodynamique de l’agile.
On y retrouve l’articulation entre énergie, dissipation, entropie, information et rétroaction d’une structure en rapport avec son environnement.
Enfin un physicien qui applique la thermodynamique des systèmes hors équilibre à la matière active humaine, hors JP Nadal et Cécile Appert-Rolland ! Je découvre votre blog:BRAVO !!!
Il y a des idées à pêcher chez Christian Maes, http://fys.kuleuven.bc/itf/staff/christ
Tout d’abord bravo et surtout merci pour ce blog même si je comprends que c’est fini…
Je voulais juste dire que l’emploi des notions d’ordre et de désordre m’ont longtemps rendu le principe d’entropie quasi incompréhensible.
« Ordre », « désordre », ce sont des analogies certes, mais il faut être d’accord sur le sens de ces mots.
Je m’explique :
1er exemple : A l’aide d’une pipette je verse du sirop de menthe au fond d’un verre d’eau : est-ce en ordre ? Je remue le contenu à la cuillère : est-ce en désordre ? Autrement posé : en quoi deux liquides parfaitement répartis dans un même espace sont-ils en désordre ?
2ème exemple : Chez moi, tout est en ordre, les chaussettes sont dans un même tiroir. Supposons qu’un phénomène naturel les déplace en mon absence. A mon retour je trouve exactement une chaussette par mètre carré. De mon point de vue ce sera le désordre, alors même que l’homogénéité du milieu est parfaite.
Tout ça pour dire que l’analogie entropie=désordre, augmente la confusion, alors qu’elle est employée dans un but de vulgarisation, c’est dommage.
Je tiens à dire que les articles sur ce blog sont particulièrement clairs surtout pour le profane que je suis.