En 1995, Stassinopoulos et Bak (1, 2) ont proposé le modèle de fonctionnement du cerveau décrit aux sections 9.3 et 9.4 de mon livre sur la thermodynamique de l’évolution (3). Il consiste en un réseau régulier de neurones. La rangée supérieure est formée de neurones sensoriels. Ils reçoivent les signaux d’organes comme ceux de la vue ou de l’ouïe qui importent de l’information en provenance de l’environnement. La rangée inférieure est formée de neurones moteurs. Ils commandent des muscles comme ceux des mains ou des cordes vocales qui agissent sur l’environnement. L’ensemble des neurones reçoit des signaux mesurant notre degré de satisfaction. On sait qu’il est lié à l’énergie que nous dissipons ou que nous allons dissiper, comme celle tirée de notre nourriture.
Ce réseau neuronal s’auto-organise suivant un processus d’apprentissage dit de « criticalité auto-organisée » qui cherche à maximiser notre satisfaction. Des liaisons s’établissent entre les organes sensoriels et les organes moteurs. Lorsque le cerveau fonctionne, des signaux le traversent depuis les neurones sensoriels vers les neurones moteurs, comme l’eau traverse le marc de café. On dit que le réseau percole.
Il est facile de se rendre compte que ces liaisons peuvent s’établir même en l’absence de toute influence extérieure ou de toute commande de nos muscles. Il est d’expérience courante que, lorsqu’on pense à un individu, on le voit ou on l’entend « dans sa tête ». De même, une personne bilingue est capable de dire dans quelle langue elle pense. Chacun sait qu’on peut se parler à soi-même. Cela veut dire que non seulement notre cerveau percole, mais que des connections peuvent aussi s’établir en sens inverse, depuis nos neurones moteurs jusqu’à nos neurones sensoriels, ce qui permet des boucles d’asservissement.
Lorsque le réseau neuronal ne percole plus, toute pensée cesse. On peut identifier cet état à celui du sommeil. Cela ne veut pas dire que le cerveau ne fonctionne plus. Il fonctionne encore, mais nous n’en sommes plus conscients. Dès qu’il percole, nous redevenons conscients. Nous nous réveillons.
Dans le modèle de Per Bak, les signaux liés à la satisfaction augmentent les seuils à partir desquels les neurones sont excités. Lorsque l’insatisfaction est grande, les seuils sont bas. L’ensemble des neurones excités forme alors de grands domaines d’Ising qui se connectent les uns aux autres. Le cerveau percole abondamment conduisant à une activité intense et désordonnée. C’est ce qui se passe lorsque, par exemple, nous sommes en colère.
Lorsque nous pouvons dissiper de l’énergie, la satisfaction revient. Les seuils augmentent et la taille des domaines d’Ising diminue, donc les possibilités de percolation aussi. On s’approche du point critique au delà duquel toute percolation cesse. Si nous dissipons trop d’énergie, le seuil critique est dépassé et le cerveau ne percole plus. Un athlète fatigué ou un individu repu s’endort.
Les simulations numériques montrent que le cerveau fonctionne d’autant mieux qu’il est proche de ce point critique. Des liaisons univoques s’établissent alors entre les neurones sensoriels et les neurones moteurs. Le processus de criticalité auto-organisée implique que l’état du cerveau oscille constamment autour du point critique de façon à maximiser la satisfaction. Les liaisons établies sont alors celles qui répondent le mieux à nos besoins.
Lorsque nous dormons, certains de nos neurones sont encore excités mais leur ensemble forme des domaines d’Ising trop petits pour être connectés entre eux. La plupart de ces domaines subsistent à l’état d’éveil, mais nous n’en sommes pas conscients. On peut donc identifier ces domaines avec ce que les psychiatres appellent l’inconscient.
Pour prendre conscience de ces domaines, il faut les faire percoler en établissant à travers eux des liaisons entre nos neurones sensoriels et nos neurones moteurs. C’est ce que fait un psychiatre lorsqu’il allonge un patient sur un divan pour le faire parler (4). Il ravive ainsi la mémoire du patient en lui faisant volontairement évoquer des images, des sons, ou autres sensations oubliées. Elles l’ont été parce qu’elle ne nous apportaient pas satisfaction. Les psychiatres parlent de refoulement. Avec le temps, des expériences négatives peuvent cependant s’avérer utiles.
J’ai dit que le cerveau oscillait constamment autour du point critique, c’est-à-dire entre des états de surexcitation et des états de sommeil. Théoriquement, ces oscillations suivent une loi en 1/f. On sait cependant que les systèmes dynamiques non-linéaires se synchronisent facilement sur une période extérieure au système. L’image du tas de sable de Per Bak peut en donner un exemple. Soumis à des fluctuations périodiques du champ de gravité, un tas de sable produira des avalanches de même période. De même notre cerveau se synchronise sur l’alternance entre le jour et la nuit. Les personnes qui voyagent autour du globe savent qu’il met un certain temps à se resynchroniser.
Ainsi le sommeil serait nécessaire au cerveau pour se reprogrammer. J’ai souvent constaté que la solution aux problèmes qui me préoccupaient la veille, m’apparaissait souvent le matin au réveil, c’est-à-dire dès que mon cerveau s’était remis à percoler. Dans mon prochain billet j’appliquerai ces notions au cerveau global de la société.
(1) Stassinopoulos, D., and Bak, P., Democratic Reinforcement. A Principle for Brain Function, Physical Review E 51, 5033.
(2) Per Bak, How Nature Works, the science of self-organized criticality, Copernicus, Springer-Verlag (1996). Traduit en français sous le titre: Quand la nature s’organise (1999), Flammarion.
(3) Roddier, F., Thermodynamique de l’évolution, Parole éd., 2012.
(4) On prend aussi conscience de ces domaines par l’analyse des rèves lorsqu’on se réveille au milieu de l’un d’entre eux.
Bonjour,
J’ai toujours pris soin d’expliquer à mes enfants (bébés) le soir lorsque je les couchais les bienfaits du sommeil sur l’évolution du cerveau, que le lendemain ils se réveilleraient certainement avec de nouvelles capacités acquisent durant la nuit. J’avais en effet appris de je ne sais quel vulgarisateur le bond en avant de l’humain grâce à la maitrise du feu : il permit à l’homme de dormir d’un sommeil profond en éloignant ses prédateurs et du même coup à son cerveau d’évoluer spectaculairement.
Cette idée me trottait dans la tête depuis un moment à la lecture de votre blog. Ce dernier billet m’a convaincue de vous adresser cette petite évocation.
Bien à vous
Merci de cet énorme apport à l’appréhension de l’homme, du monde, de la vie.
Bonjour,
Je suis chercheur en psychologie et je suis particulièrement intéressé par les paradigmes scientifiques que vous proposez. J’ai le projet d’utiliser les principes de la physique et de la thermodynamique pour étayer un essai sur la psychologie humaine. Je partage totalement votre point de vue, cependant j’aimerais vous poser quelques questions.
Lorsque vous parlez du cerveau humain, vous avez l’air de penser que la thermodynamique permet de comprendre le fonctionnement de ce dernier.
Je suis absolument d’accord avec vous pour dire que fondamentalement la thermodynamique permettrait de comprendre le comportement de tout système (même ouvert) sur une observation « macroscopique ». J’aurais tendance à dire, « au final, l’entropie augmente ».
Cependant peut-on en dire autant des phénomènes que l’on observe à des niveaux inférieurs ?
Si on considère la société comme étant un phénomène de niveau « X », l’humain comme étant un phénomène de niveau « X-1 », les cellules de l’organisme humain comme étant des phénomènes de niveau « X-2 », etc..
Et sachant que le niveau X est composé des niveaux X-1 qui lui est composé de niveau X -2 etc..
Peut-on dire que les principes thermodynamiques attribuables aisément au niveau X permettent de comprendre ce qui se passe au niveau X-1 ? Si oui, comment faire le lien ?
Je pense que les structures d’un niveau d’organisation inférieure n’ont pas forcément de rapport évident ou linéaire avec la fonction qu’assure la structure d’organisation supérieure qu’elles composent.
Je comprends la portée de votre théorie, mais dans la compréhension de la psychologie humaine, j’y vois des fonctions dissipatives, des fonctions équilibrantes (permettant la subsistance de l’espèce) et tout un tas d’épiphénomène, de cascades qui à leur niveau, proposent un fonctionnement bien particulier, d’apparence très éloigné des principes thermodynamiques.
Comment puis-je passer d’un niveau à un autre ?
Dans mon essai, j’utiliserai « l’instinct de survie » et l’importance du « lien à l’autre » (collectivité, famille, amour, amis) pour continuer mon cheminement scientifique et comprendre le niveau d’observation qui m’intéresse qu’est la psychologie.
Cependant, je ne sais quoi faire « mathématiquement » de la cascade de conséquences que cela engendre (besoin physiologique, de reconnaissance, d’appartenance, de sécurité, etc)..
Puis-je utiliser la thermodynamique pour comprendre le comportement humain ?
J’ai remarqué que vous portiez les conséquences de vos travaux beaucoup plus sur des aspects sociétaux que sur la psychologie humaine. J’ai peut-être les yeux plus gros que le ventre..
J’ai tendance à croire qu’un niveau d’observation existe fonctionnellement pour que le niveau d’observation supérieure puisse exister. L’humain existe-t-il uniquement pour que la société existe ? De la même façon, notre système biologique existe-t-il uniquement pour que l’humain existe ? Dans ce cas faudrait-il voir beaucoup plus grand ? Tout existerait que pour une seule fonction ?