La seconde loi de la thermodynamique, appelée aussi « principe de Carnot », nous dit que l’on ne peut produire durablement de l’énergie mécanique que par des cycles de transformations extrayant de la chaleur d’une source chaude pour en rendre une partie à une source froide.
Par nature, une structure dissipative produit en permanence de l’énergie mécanique pour la dissiper. Cela implique qu’elle doit effectuer des cycles de transformations. Ainsi, pour dissiper l’énergie solaire, l’atmosphère terrestre produit des cyclones et des anticyclones, mais aussi des cycles comme le cycle de l’eau. Les éléments chimiques sont constamment recyclés grâce à des cycles comme celui du carbone, de l’azote ou du phosphore. Enfin la vie elle même ne subsiste que grâce à des cycles au cours desquels les plantes sont mangées par de petits animaux qui eux-mêmes sont mangés par de plus gros animaux, dont les déchets alimentent des bactéries qui produisent ainsi les engrais nécessaires aux plantes.
Parmi toutes les structures dissipatives terrestres, celles qui dissipent le plus d’énergie sont de loin les sociétés humaines. La science qui étudie la façon dont les sociétés humaines dissipent l’énergie s’appelle l’économie. On attribue généralement à un français, Clément Juglar, la première mise en évidence de cycles économiques auxquels il a attribué une période de l’ordre de 8 ans. Au début du XXème siècle, Kondratiev a mis en évidence des cycles plus longs de l’ordre du demi-siècle.
Dans ce blog, je parle moi-même des quatre saisons de l’économie (billets 72 et 73), dont chaque saison serait de l’ordre d’une génération. Il s’agit alors de cycles ayant une période de l’ordre du siècle. Dans leur livre intitulé « Secular cycles (1) » Turchin et Nefedov mettent en évidence des cycles historiques de périodes encore plus longues, de l’ordre de 400 ans (voir la liste de ces cycles en bas de ce billet). Pour chacun d’entre eux, Turchin et Nefedov identifient clairement quatre phases auxquelles ils donnent les noms de phase d’expansion, de stagflation, de crise et de dépression.
Les cycles séculaires de Turchin et Nefedov
Il apparait naturel d’identifier les cycles économiques aux cycles des structures dissipatives. Le physicien danois Per Bak a montré que celles-ci oscillent autour d’un point critique. Les différentes parties d’une même structure oscillent à des fréquences différentes. Il s’agit donc de tout un spectre d’oscillations dont l’amplitude est d’autant plus grande qu’elles s’étalent sur une période de temps plus longue.
Dans mon exposé au Shift Project (2), j’ai identifié les cycles économiques à des cycles de Carnot décrits par les variables traditionnelles P, V, T, mais pour lesquels P représente un potentiel de Gibbs que j’ai appelé potentiel économique et qui reflète ce que les économistes appellent la « demande ». La variable V représente le « volume » de la production (quantité d’objets manufacturés). Enfin la variable T mesure ce que j’ai appelé la « température » de l’économie (billet 49), et que l’on peut assimiler avec ce que les économistes appellent « l’offre ».
À un instant donné, l’état d’un ensemble économique peut être représenté par un point dans l’espace (P, V, T). Dans mon billet précédent, j’ai montré que l’ensemble des points se trouvent sur une surface décrite par une équation d’état de l’économie. J’ai montré l’analogie entre cette équation d’état et celle des fluides condensables. J’en ai déduit que, comme un fluide, une économie peut se condenser en deux phases distinctes que j’ai identifiées à une économie de gens riches et une économie de gens pauvres. J’ai montré que ces deux économies se dissocient l’une de l’autre à l’intérieur d’un certain domaine représenté en sombre sur la figure.
La figure ci-dessous est identique à celle du billet précédent, mais tournée de 90° dans le sens direct. Les trois axes de coordonnées sont toujours P, T, V maintenant désignés sous leur appellation économique de demande, offre et production. La production économique étant une grandeur extensive, celle-ci est maintenant portée sur un axe vertical en fonction des deux grandeurs intensives que sont l’offre (vers l’arrière) et la demande (vers la gauche). Les courbes dites «isothermes» sont les lignes le long desquelles l’offre reste constante.
Production économique, en fonction de l’offre et de la demande
Le circuit représente un cycle économique arbitraire autour du point critique. Projetée dans le plan production/demande, son aire représente l’énergie dissipée au cours d’un cycle. Celle-ci étant positive, la rotation a nécessairement lieu dans le sens des aiguilles d’une montre. Par analogie avec les fluides, la partie du cycle située dans la zone sombre a été représentée par une «isotherme» de condensation, ici un segment de droite verticale.
Cette zone sombre est dans un plan vertical. Il parait naturel de l’identifier à une zone d’effondrement de l’économie, zone baptisée «falaise de Sénèque» par Ugo Baldi (3). Dans cette zone d’instabilité, la production s’effondre verticalement, quelle que soit l’offre (température) ou la demande (pression) correspondante. Nous avons vu (billet précédent) qu’à l’intérieur de cette zone l’économie se sépare en deux phases, une économie de gens pauvres et une économie de gens riches sans interactions entre elles. L’effondrement de la production s’interprète alors par le fait que les gens pauvres ne peuvent plus acheter ce que produisent les gens riches. Peu à peu l’ensemble de la population s’appauvrit.
Le cycle économique de la figure peut être suivi et interprété de la façon suivante. Si l’on part du pied de la falaise, la production économique commence par passer par un minimum. Cette partie du cycle se caractérise par une pénurie de biens matériels et une demande grandissante. Elle est clairement identifiable à la phase de dépression de Turchin et Nefedov.
On arrive alors dans la partie gauche du cycle durant laquelle la production économique reprend. Cette partie se caractérise par des inégalités de richesses faibles et une absence quasi-totale de chômage. L’offre tend à satisfaire la demande et la production augmente. La paix et le bien-être s’étendent de sorte que la population tend à croître. C’est la phase dite d’expansion de Turchin et Nefedov.
Une fois satisfaite, la demande tend à décliner mais, liée aux investissements, l’offre se maintient. On arrive dans la zone chaude de l’économie de luxe. Celle-ci suit des lois proches de celles des gaz parfaits. L’offre y maintient la demande, de la même façon que la température maintient la pression dans une chaudière. Les gens riches sont de plus en plus nombreux, mais peu à peu la production stagne et le chômage s’installe. C’est la phase de stagflation de Turchin et Nefedov.
On arrive alors au bord de la falaise de Sénèque du haut de laquelle la production économique s’effondre. Les sociétés tombent en faillite, les populations se soulèvent et les gouvernements sont renversés. C’est la phase de crise de Turchin et Nefedov.
Semblables à Sisyphe, les civilisations supportent le fardeau de la production le long de leur ascension économique, jusqu’au sommet de la falaise d’où elles voient le fruit de leur labeur s’écrouler. Au pied de la falaise de nouvelles civilisations prennent le relais.
(1) P. Turchin, S. Nefedov, Secular cycles, Princeton (2009).
(2) Voir la vidéo du billet 75 et le texte publié dans Res-Systemica, vol. 14, article 01 (septembre 2015).
Voir: http://www.theoildrum.com/node/8317
Pour information, voici la liste des cycles décrits dans le livre de Turchin et Nefedov avec la période correspondante:
Le cycle Plantagenet (1150-1485)
Le cycle Tudor-Stuart (1485-1730)
Le cycle capétien (1150-1450)
Le cycle valois (1450-1660)
Rome: Le cycle de la république (350-30 av. J.C.)
Rome: Le cycle du principat (30 av. J.C.- 285)
Russie: Le cycle moscovite (1460-1620)
Russie: Le cycle Romanov (1620-1922)
serait-il possible de faire un lien avec la saturation des marchés actuelle et la baisse tendancielle des taux de profits ? La dette n’étant qu’une mauvaise solution pour permettre de maintenir l’écoulement de la production, éviter son effondrement.
merci. Bien à vous.
La dette sera le sujet de mon prochain billet.
nous avons une dette à votre égard, celle du péché de la méconnaissance…
merci.
Cher Monsieur Roddier,
J’enseigne la physique-chimie au lycée franco-allemand de Freiburg (Allemagne). Mes élèves de 1eS étaient très intéressés lorsque j’ai parlé de votre essai de thermo-bio-sociologie.
Nous serions heureux de vous inviter dans notre lycée composé d’élèves français et allemands (bilingues).
Merci pour votre blog.
Cordialement
Guillaume Chevallier
La dette et l’intérêt ?
Bonjour,
Je découvre votre blog et l’utilisation de la thermodynamique pour comprendre les cycles économiques. Je suis frappé par l’aspect naturel et la puissance de cette approche, pour le peu que j’en puisse juger. Y a-t-il d’autres économistes (disons « de métier », par opposition au physicien) qui reprennent cette théorie ? Si oui, auriez-vous des références sur leurs travaux ?
Merci pour votre travail et la clarté de sa présentation, je poursuis la lecture 🙂
Merci de votre commentaire. Il y a une poignée d’économistes qui travaillent avec des biologistes et essayent de développer une approche appelée « thermoeconomics » (voir cette entrée sur Wikipedia). Je pense qu’ils manquent de physiciens. J’essaye, de mon coté, d’intéresser des économistes de métier comme Gaël Giraud que j’ai rencontré le 24 mai dernier. Il m’a paru intéressé mais trop pris par ses occupations pour y consacrer du temps.
Je ne suis pas physicien mais chimiste/biochimiste de formation.
Votre approche de l’économie est séduisante.
Une question cependant; y-a-t-il des fondements théoriques où bien ne s’agit-il « que » d’une intuition fondée sur des analogies, certes fructueuses, mais suffisent-elles à fonder la thermoéconomie en tant que science ?
Pour parler comme Popper, cette théorie est-elle réfutable et si oui, comment ?
Quid également des idées de Jean-Marc Jancovici qui lie l’activité économique à la quantité d’énergie disponible par tête d’habitant ?
Voir ma réponse dans le billet suivant. Quant aux idées de Jancovici, elles sont une évidence pour beaucoup de scientifiques sauf encore pour les économistes…
Bonjour Mr Roddier ,
Très intéressé par vos études sur la thermodynamique et son lien avec les sociétés humaines , de nombreuses questions me viennent quant aux applications et aux prédictions que cette théorie peut produire. Dans vos conférences et votre livre , les mathématiques prennent une place importante mais donnent rarement de résultats chiffrés .
Les débats allant bon train sur » l’ effondrement du système » , la surpopulation humaine ou la surconsommation énergétique , ne pourriez vous pas déduire des équations de la thermodynamique des prévisions datés sur l’évolution de certains cycles ( économiques, sociétaux ,environnementaux…) ou des quantités relativement précises sur l’équilibre à rechercher dans ces domaines ? Certes les systèmes en question sont d’une très grande complexité et relativement chaotiques mais quelques probabilités ou points critiques « chiffrés » dans ces domaines pourraient éclairer de manière plus concrète ce type de débat.
J’attends avec impatience vos prochains billets .
Cordialement,
Laurent
Merci de votre proposition. Je suis malheureusement devenu trop âgé pour répondre à votre aimable invitation.
La baisse tendancielle du taux de profit, que l’on trouve à la fois dans la théorie de David Ricardo et dans le « Capital » de Karl Marx est une conséquence directe de la simplicité du modèle économique. Il suffit d’introduire plus de secteurs et dans chacun d’entre-eux une multitude d’entreprises, pour que cette tendance disparaisse. On peut rapprocher cela de la généralisation de l’appel à la sous-traitance. Le risque des donneurs d’ordre étant assumé par les sous-traitants.