Dans ce blog j’ai proposé de définir une notion de température pour l’économie (billet 49), comme étant l’inverse T du coût de l’énergie. Plus l’énergie est bon marché, plus la température tend à être élevée et plus l’activité économique est importante. J’ai utilisé cette notion dans plusieurs publications notamment le chapitre 10 de l’ouvrage collectif d’Agnès Sinaï « Économie de l’après-croissance » (1).
Dans mon exposé au Shift-Project du mois de mars 2015 (vidéo du billet 75), j’ai défini de même une notion de potentiel P pour une production économique, comme étant le potentiel de Gibbs associé au volume V de la production (2). J’ai montré l’analogie entre les cycles de production d’une entreprise et les cycles de Carnot d’un gaz de volume V, de pression P et de température T. Nous allons poursuivre ici l’analogie entre les échanges économiques et ceux entre les molécules d’un gaz.
On sait que que pour un gaz dit «parfait», les variables P, V et T sont liées par la relation PV = RT, appelée équation d’état. R est la constante des gaz parfaits. L’analogue économique d’un gaz parfait serait une ensemble d’agents indépendants procédant à des échanges commerciaux au cours de rencontres fortuites. De même que les molécules d’un gaz parfait ne sont pas liées entre elles, de même les agents d’une telle économie agissent indépendamment les uns des autres.
Appliquée à la production économique, la relation des gaz parfaits implique un potentiel économique P d’autant plus grand que le volume V de la production est plus faible. C’est le cas des produits de luxe. Une robe d’un grand couturier a d’autant plus de valeur que peu de gens peuvent se l’offrir. Cette robe est d’autant plus économiquement intéressante, qu’elle ne coûte pas excessivement cher à fabriquer, c’est-à-dire que la température économique est suffisamment élevée (i.e. que l’économie est plus prospère). On n’achète pas des robes de grand couturier dans une économie de pénurie. De même que l’équation d’état des gaz parfaits s’applique aux températures élevées, de même elle s’applique aux économies d’abondance.
On sait que l’équation d’état des gaz réels diffère de celle des gaz parfaits d’autant plus qu’on se rapproche des températures auxquelles le gaz se condense et devient liquide. Dans ces conditons, les molécules suffisamment proches peuvent s’attirer, créant des liaisons temporaires. Diverses expressions analytiques ont été proposées pour tenir compte de ces liaisons. La plus utilisée est l’équation de van der Waals dont l’équation d’état s’écrit:
(P + a/V2)(V-b) = RT
Comparée à l’équation des gaz parfaits, l’équation de van der Waals contient deux termes correctifs. Le premier a/V2 est le terme correctif sur la pression. Le second b est le terme correctif sur le volume.
Dans ce modèle, l’attraction entre les molécules crée une pression interne supplémentaire inversement proportionnelle au carré du volume. Quant au volume du gaz, il ne saurait être inférieur au volume b de ses molécules. L’importance de ce modèle est que, dans le plan (P,V), ses isothermes rendent bien compte de l’existence d’un point critique en dessous duquel le gaz peut devenir instable et se condenser en une phase liquide et une phase vapeur (3).
Appliquée à la production économique, l’équation de van der Waals implique l’existence d’un potentiel économique supplémentaire de la forme a/V2. Pour un gaz réel il est spécifique à certaines molécules. Pour une production économique, il serait spécifique à certaines productions. Comme tout potentiel a/V2 est une grandeur intensive, c’est-à-dire qu’elle ne dépend pas du volume de la production. Cela implique que le coefficient «a» croit comme le carré du volume V de la production. Il s’applique à des denrées dont le potentiel est d’autant plus grand qu’elles sont produites en grande quantité.
On peut donner comme exemple le téléphone portable. Celui-ci est d’autant plus utile que les autres en sont aussi équipés. Loin d’être un produit de luxe, il est devenu aujourd’hui une nécessité, par exemple pour ceux qui cherchent un domicile ou un emploi. De même, l’équation de van der Waals implique un volume de production minimal «b» que l’on pourrait qualifier de volume de survie.
Le cas général est intermédiaire entre l’économie d’abondance et l’économie de pénurie. Les économistes associent souvent à un même produit deux valeurs différentes, sa valeur d’échange et sa valeur d’usage. On peut considérer ces deux valeurs comme deux termes différents de leur potentiel économique. Un bon exemple est la propriété immobilière. Dans une économie d’abondance, la propriété immobilière est considérée comme un placement: sa valeur d’échange domine. Dans une économie de pénurie, c’est sa valeur d’usage qui est importante.
On peut représenter l’état d’un fluide quelconque par un point dans l’espace des trois variables P,V,T. Ces trois variables étant liées par une relation d’état, le point représentatif du fluide se trouve sur une surface, représentée sur la figure ci-dessous. Au voisinage du point critique C, cette surface peut être retrouvée à partir de l’équation de Van der Waals (3). Les zones sombres indiquent les régions de la surface pour lesquelles deux phases différentes subsistent en présence l’une de l’autre: solide et liquide (S+ L), solide et gaz (S + G), ou liquide et gaz (L + G). Projetée dans le plan (P,T), cette surface redonne la figure 1 de mon livre (4).
Si on applique ce résultat à une production économique, les trois variables sont alors le volume V de la production (quantités produites), le potentiel P de la production (exprimant la demande) et la température T de l’économie (exprimant d’offre). Au voisinage du point critique, le résultat est représenté sur la figure ci-dessous:
La zone pour laquelle le volume V de la production est faible, mais la demande P est élevée correspond à une économie de pénurie. Celle pour laquelle le volume V est élevé, mais la demande P est faible correspond à une économie d’abondance, voire de surproduction. Enfin, celle pour laquelle la température de l’écononomie est la plus haute (offre élevée) est une zone de forte croissance économique.
Comme pour la figure précédente, la zone sombre est une zone à l’intérieur de laquelle deux phases co-existent en présence l’une de l’autre. Ici une économie de pénurie subsiste en présence d’une économie d’abondance. On sait qu’au point critique C, la distribution des richesses suit une loi de puissance appelée loi de Pareto (5). Lorsqu’on pénètre dans la zone sombre, la classe moyenne s’effondre, laissant en présence deux économies distinctes, celle des gens riches et celle des gens pauvres. Comme le liquide se sépare de la vapeur, ces deux économies tendent à se séparer l’une de l’autre. Dans notre prochain billet, nous montrerons que c’est la région à l’intérieur de laquelle les sociétés s’effondrent.
(1) François Roddier. De la nécessité d’une décroissance. Dans: Agnès Sinaï, Économie de l’après-croissance, Politique de l’Anthropocène II, chapitre 10. Éditions SciencesPo (2015).
(2) François Roddier. La thermodynamique des transitions économiques. Dans: Res-Systemica, vol. 14, article 01 (septembre 2015).
(3) Voir Wikipedia: Équation d’état de van der Waals.
(4) François Roddier. Thermodynamique de l’évolution. Édit. Parole (2012), figure 1, p. 40.
(5) François Roddier. Thermodynamique de l’évolution. Édit. Parole (2012), section 13.5, p.123.
Décidément les analogies présentées sont très « belles »…
En voici une autre, avec les transitions de phase au point critique, celle de l’évolution « fractale » avec ruptures ( type effondrement), valable pour l’extinction des dinosaures comme pour l’effondrement des civilisations humaines.
voyez mon post et le papier associé :
https://ericbasillais.wordpress.com/2016/04/06/fractales-et-ruptures/
et
http://luth.obspm.fr/~luthier/nottale/arGNCaix.pdf
Actuellement le prix du petrole est relativement peu elevé et l economie mondiale n est pas tres florissante, par rapport a la logique de votre texte, qu en deduire?
Le prix du pétrole s’ajuste par tâtonnements de façon à rentabiliser au mieux les investissements qui ont été faits. Il a baissé parce que la demande avait été surestimée. Cela signifie que l’économie est moins florissante que prévue. On est dans une phase de surproduction. Sur la seconde figure de ce billet, cette phase est notée « Abondance ». Je montrerai prochainement qu’elle précède une phase d’effondrement.
Inhérente aux conditions d’extractions de plus en plus difficiles, l’industrie pétrolière pèse de plus en plus lourd dans le système économique.
Si pour une erreur dans l’estimation de la consommation le prix du pétrole diminue, c’est toute l’industrie et pas seulement pétrolière qui se retrouve en difficulté, ce qui occasionne des pertes d’emplois et de pouvoir d’achat, qui en définitive diminue encore le prix du pétrole.
Sans compter que les pays producteurs ont de plus en plus besoin de leurs revenus pétroliers
On se trouve là dans un cercle vicieux ou une rétroaction positive qui finira par un effondrement si nous ne mettons pas le plus vite possible en marche la transition.
Cette transition devra inévitablement aller vers l’inéluctable énergie solaire et de concert avec la structure dissipative gaïa.
Voilà, c’est un scénario d’effondrement qui me semble plausible, mais pas certain, mais de loin, je préfère un scénario de transition qui serait basé simplement sur la diminution de la production de pétrole en suivant la courbe d’extraction.
Dans le pdf joint en bibliographie de cet article, pdf en quelque sorte eposant l’ensemble de la théorie développée sur ce blog, F. RODDIER coclue par cette phrase :
« Peu à peu, l
ʼ
humanité réalisera que son économie ne peut durer que si elle repose sur
l
ʼ
énergie solaire. Elle réalisera aussi qu
ʼ
elle est indissociable de la machine thermique
«
Terre
», baptisée par James Lovelock «
Gaïa
». Elle ne peut évoluer que de concert
avec elle. »
Pourquoi introduire la référence religieuse Gaïa si on est entre scientifiques…?
je rappelle que les analogies ici développées ne sont pas conformes à la LOGIQUE…
ERIC BASILLAIS
Bonjour Monsieur Roddier,
vous êtes l’un des rares scientifiques à faire le lien entre économie et thermodynamique… Merci beaucoup !
J’écris actuellement un livre traitant de ce sujet et j’aimerais beaucoup vous poser quelques questions ! Comment pourrais-je vous contacter en privé svp ?
Merci infiniment !
Nicolas Ronsin
nicolas.ronsin@outlook.fr
J’essaye encore et toujours de rapprocher le point de vue de Thom et le vôtre (car je suis convaincu que vous parlez des mêmes choses avec des langages différents).
J’ai (re)trouvé le bouquin « Bifurcations and catastrophes » du matheux Michel Demazure où est montré avec précision (pp. 138 et suivantes) comment le problème du conflit thermodynamique entre les phases liquide et vapeur d’un fluide régi par l’équation des gaz « réels » de Van der Waals est lié à la catastrophe « fronce », selon Thom modèle archétype hors substrat du conflit entre deux actants:
https://books.google.fr/books?id=1sptqNj8MV4C&pg=PA140&lpg=PA140&dq=%C3%A9quation+de+van+der+waals+catastrophe+thom&source=bl&ots=d6u7WQFuc-&sig=AH1JsVgdkrIZYZ–XF3h0yDHCsc&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwjnnsL6zP_QAhUJtBoKHdnRB9kQ6AEIQTAH#v=onepage&q=%C3%A9quation%20de%20van%20der%20waals%20catastrophe%20thom&f=false
Les dynamiques PBR (Prigogine/Bak/Roddier) sont cycliques, loin du point critique.
Les dynamiques de la théorie thomienne des catastrophes élémentaires sont des dynamiques de gradient*. Comment concilier les deux points de vue?
Ne peut-on pas associer aux trois phases de la vie animale enfance/maturité/vieillesse, une dynamique de gradient dans les phases enfance et vieillesse (le point critique étant source dans le cas de l’enfance et puits dans celui de la vieillesse) et une dynamique cyclique dans la phase de maturité, les transitions de phase, catastrophiques (puberté et ménopause/andropause), étant des bifurcations de Hopf?
Y a-t-il une analogie possible avec une machine à vapeur? Phase de mise en route/phase de production/phase d’arrêt?
En théorie des catastrophes élémentaires Thom distingue les variables internes, rapides, et les variables externes, lentes, de contrôle. Dans le cas du modèle de Van der Waals la variable interne est le volume, variable extensive, alors que les variables externes sont la température et la pression, qui sont des variables intensives. Cette correspondance est-elle fortuite?
Thom voit la bifurcation de Hopf comme un échange de variables interne/externe. Y a-t-il une analogie thermodynamique envisageable, du genre échange des points de vue « Gibbs » et « Helmholtz » (ou « Landau »)?** Je n’y connais rien en thermodynamique!
* On observera cependant que le lacet de prédation, selon Thom « à la base de l’embryologie animale », associé à la catastrophe de type gradient « fronce », est de type cyclique. De type PBR?
** https://fr.wikipedia.org/wiki/Potentiel_thermodynamique
La machine à vapeur entrant en phase de production quand les boules du régulateur se soulèvent pour la première fois.
L’adolescent entrant dans la phase adulte quand ses testicules fonctionnent pour la première fois.
Trop beau pour être vrai?
Non! Trop beau pour être faux!