84 – La poule aux œufs d’or

Le Contre-Sommet de Vénissieux a été annulé (voir le site). Je partage  l’émotion de tous devant des événements qui, hélas, confirment nos inquiétudes  sur l’évolution actuelle de la société. Voici le texte que j’avais préparé pour mon intervention:

Je souhaiterais ici vous faire part de mon expérience en tant que chercheur en sciences de l’univers (Astronomie-Géophysique). J’ai choisi cette voie en 1959 parce que j’étais plus intéressé par la recherche fondamentale que par ses applications. Je croyais alors naïvement que les chercheurs décidaient eux-mêmes des orientations les plus susceptibles de faire avancer nos connaissances. Je me suis rapidement aperçu que ces décisions étaient prises d’en haut par des technocrates, suivant des critères obscurs, généralement liés à d’éventuelles applications industrielles ou militaires.

Dans le cas de l’astronomie, cela me paraissait franchement bizarre jusqu’au jour où je me suis rendu compte que le critère principal était la faveur du grand public (il faut bien que nos dirigeants se fassent élire!). J’ai passé ensuite ma vie à tenter de détourner des moyens de financement de grands programmes aussi dispendieux qu’inutiles, vers des recherches qui me paraissaient à la fois moins coûteuses et bien plus prometteuses. Je disais alors à qui voulait l’entendre: on est en train de tuer la poule aux œufs d’or.

Aujourd’hui la poule est à l’agonie. Les partisans de la croissance s’en lamentent. Je crains que certains partisans de la décroissance ne s’en réjouissent. Je donne tort aux uns comme aux autres. La poule, c’est en fait toute notre civilisation. On sait aujourd’hui que les civilisations naissent, se développent, vieillissent et meurent. Lorsque j’étais jeune, je m’étonnais que les habitants de l’île de Pâques aient pu abattre tous leurs arbres sans se rendre compte de ce qu’ils faisaient. Je pensais qu’en aucun cas, une civilisation comme la nôtre ne ferait une telle bétise. C’est pourtant ce que nous avons fait en brûlant nos ressources fossiles au point de provoquer un réchauffement climatique. Aujourd’hui, les technocrates appellent au secours les chercheurs en sciences de l’univers. Ma réponse est: c’est trop tard!

Une aventure similaire est arrivée aux Mayas d’Amérique comme aux Sumériens de Mésopotamie. On parle aujourd’hui de «cerveau global». L’effondrement des civilisations conduit à une prise de conscience collective des individus qui la composent. Ceux-ci s’interrogent sur les causes de l’effondrement. Qu’avons nous fait? La civilisation méditerranéenne s’est effondrée en 1177 avant J.C., à la fin de l’âge de bronze. Vers cette époque apparaissait le monothéisme avec l’ancien testament. Celui-ci nous en offre une explication, celle du veau d’or: le dieu de Moïse nous puni à cause de notre cupidité. Mille six cents ans plus tard, l’empire romain s’effondre. Le nouveau testament nous propose une nouvelle explication: nous sommes punis à cause de nos disputes entre monothéistes et polythéistes. Le message est celui des chrétiens: aimons nous les uns les autres.

Ce message a présidé à l’essor du Moyen-Âge jusqu’à ce que de nouvelles querelles religieuses apparaissent. Celles-ci ont été surmontées au siècle des lumières. Celui-ci nous a conduit à la révolution industrielle, mais aussi au réchauffement climatique. Mille six cents ans après l’effondremement de l’empire romain, nous sommes à nouveau au bord du gouffre. Comment le cerveau global de l’humanité va-t-il réagir? Quel nouveau péché avons-nous commis? S’il parait difficile d’éviter de nouvelles querelles, la leçon semble claire: nous avons péché par orgueil. En mettant le pied sur la lune, l’homme a cru s’affranchir des lois de la nature. Comme le dit l’entrepreneur lyonnais Romain Ferrari, il est grand temps qu’il remette les pieds sur terre.

Si notre poule aux œufs d’or va s’éteindre, un de ses œufs va un jour éclore. Quel consigne allons-nous laisser à nos descendants? Pour moi, la réponse est claire: c’est une leçon d’humilité. Nous avons pour la première fois une explication rationnelle à ce qui nous arrive, mais elle est encore très mal comprise. La vie est un processus naturel de dissipation d’énergie. Nous sommes faits pour dissiper l’énergie. Dès qu’une source d’énergie apparait, nous nous précipitons vers elle comme les insectes vers la lumière à laquelle ils se brûlent. Allons-nous enfin en devenir conscient?

Une seule loi pourrait aujourd’hui remplacer les dix commandements de Moïse: la loi fondamentale de la thermodynamique, dite loi de Carnot. Elle s’énonce ainsi: on ne peut durablement dissiper l’énergie que par des cycles fermés de transformation extrayant de la chaleur d’une source chaude pour en rendre une partie à une source froide. Nous commençons seulement à en percevoir les implications. La première est que cette loi met en jeu non seulement l’Homme mais toutes les formes terrestres de dissipation d’énergie, un ensemble que certains dénomment Gaïa.

Une seule forme d’énergie est autorisée. Elle est fournie par le Soleil, notre source chaude à 6000°K. Notre source froide est le ciel nocturne à 3°K. Elle implique que nous prenions soin de la couche d’ozone qui nous en sépare. Quand au cycles de transformations, ils mettent en jeu toutes les formes de vie terrestre. On peut considérer Gaïa comme un moteur à deux temps. Dans un premier temps, les plantes captent l’énergie solaire et l’emmagazinent sous forme de carbone chimiquement réduit. Dans un second temps, l’oxydation du carbone dégage la chaleur émise sous forme de rayonnement infrarouge en direction du ciel nocturne.

Les moteurs thermiques sont naturellement instables. Ils fonctionnent grâce à des suites d’explosions et d’extinctions. James Watt a dû équiper sa machine à vapeur d’un régulateur à boule. L’humanité va devoir réguler son propre développement. Elle pourra pour cela s’inspirer de la biologie (on parle de biomimétisme). Elle devra passer d’un stade d’organisation semblable à celui des écosystèmes à l’intérieur duquel règne une compétition darwinienne, à un stade d’organisation plus complexe, semblable à celui d’un organisme multicellulaire. Cela implique le développement de multiples voies métaboliques, chacune associée à des monnaies-enzymes différentes. Elles sont la clé des mécanismes de régulation du corps humain.


22 réflexions sur « 84 – La poule aux œufs d’or »

  1. merci Professeur, tout est dit. Mais ne sommes-nous pas maintenus dans une forme d’obscurantisme volontaire ?

  2. Bonjour Monsieur Roddier
    Je pense avoir compris votre message que j’essaye de promouvoir autour de moi.
    C’est exaltant mais très difficile de conscientiser, je remarque que ceux qui n’ont pas de formation scientifique ont du mal à se représenter une relation entre ce que nous vivons et le fait que l’énergie est au centre de notre vie.
    Question critiques à votre égard, j’ai dégoté ceci, peut-être êtes vous déjà au courant.
    http://jeanzin.fr/2015/11/01/revue-des-sciences-novembre-2015/#comment-16108

  3. Merci de votre commentaire. Il m’incite à rédiger quelques billets plus pédagogiques. Merci aussi de mentionner ce lien. Si l’auteur de ce blog a des critiques à faire, j’aimerais les connaître pour y répondre.

  4. Bojour Monsieur Roddier
    en ce qui concerne Jean Zin , il me semble que la meilleure chose à faire est que vous lui écriviez vous-même sur son blog, je me méfie des gens comme lui qui pensent que la solution est de faire table rase.

    En ce qui me concerne, je fais partie d’un potager collectif où je voudrais amener les autres jardiniers à cultiver sous couvert végétal. http://agriculture-de-conservation.com/spip.php?page=sommaire Beaucoup se cassent le dos à obtenir une terre nickel propre pour n’avoir que les légumes qu’ils désirent alors qu’en respectant le troisième principe de la thermodynamique, la nature cherche à couvrir la terre le plus possible pour dissiper le maximum d’énergie…. alors bonjour les mauvaises herbes et le travail est à recommencer.
    Je pense que ce site que je fréquente souvent peut engendrer une réflexion plus pratique sur la thermodynamique de l’évolution, mais rien n’est moins sûr.

  5. Bonjour monsieur Roddier, vous dites ceci:
    Les moteurs thermiques sont naturellement instables. Ils fonctionnent grâce à des suites d’explosions et d’extinctions. James Watt a dû équiper sa machine à vapeur d’un régulateur à boule. L’humanité va devoir réguler son propre développement.

    Hier, j’étais en train de broyer de la broussaille quand mon broyeur s’emballait après chaque effort un peu soutenu et j’ai directement pensé à vous.
    Sans régulateur qui fonctionne correctement on ne peut avoir un fonctionnement acceptable de notre société.

    Mais c’est quoi un fonctionnement acceptable de notre société?
    C’est un fonctionnement apte à répondre aux besoins essentiels de tous sans hypothéquer ceux des générations futures et forcément de la nature qui les sustentera. A travers une telle définition on voit tout de suite la nécessité du débat et donc du retour incessant entre le dirigeant et le dirigé, entre la liberté d’entreprendre et la redistribution sociale, en d’autres mots entre le libéralisme et la socialisme.

    Or, il me semble qu’aujourd’hui le système semble figé et on assiste à un dialogue de sourd, chacun semblant camper sur ses positions.

    Réguler son développement suppose de sortir de ce cadre étroit de ce dialogue de sourd et s’orienter vers une diversité de développements qui devront être testés, ne sommes nous là en présence d’une sélection type r?

    Plus le nombre de possibilités de développement sera grand plus grande sera la stabilité qui permettra un feed back comme le permet le régulateur à boule de James Watt.
    Qu’en pensez-vous?

  6. Les progrès récents en thermodynamique hors équilibre nous viennent de l’étude des écosystèmes. Un potager me parait être un excellent banc d’expérience pour étudier ce sujet.

  7. Ce que vous décrivez est bien un processus de criticalité auto-organisée. La dialectique entre le libéralisme et le communisme est un mécanisme d’oscillations autour d’un point critique, point de fonctionnement optimal qui allie la résilience avec l’efficience, la sélection r avec la sélection K. Toute régulation implique une prise de conscience de ce processus.

  8. En reliant mon commentaire du 8 et votre réponse avec ce commentaire-ci et votre réponse, j’ai l’intuition que la croissance DURABLE des plantes n’est rien d’autre qu’un processus de criticalité auto-organisée autour du point d’équilibre entre l’humification et la minéralisation.
    Mais bon, ce n’est qu’une intuition qu’il faut démontrer.
    Si on travaille trop le sol on minéralise trop, on consomme de l’humus et ce n’est pas durable, si on humifie trop, le couvert empêche les plantes de pousser. Quelque chose comme cela.
    http://www.ecosociosystemes.fr/mineralisation.html

  9. Ce que vous dites est tout à fait juste. Un arbre est une formidable machine à dissiper l’énergie en évaporant de l’eau.

  10. @ François Roddier dit : 19 décembre 2015 à 22 h 07 min

    « Un arbre est une formidable machine à dissiper l’énergie en évaporant de l’eau. »

    Je partage votre avis, cette fonction consomme probablement une bonne part de l’ensemble de l’énergie consommée par l’arbre. Mais pour analyser l’ensemble des phénomènes entrant en jeu dans la vie de l’arbre, ne faut-il pas prendre en compte tous ceux qui sont utiles et indispensables à l’entretien de son cycle de vie?

    Ce qui entretient la vie de l’arbre, ce sont à la fois les consommations d’énergie, mais aussi les consommations de matières qu’il prélève dans son environnement. Si l’énergie qu’il prélève peut, en première analyse être considérée comme infinie puisque d’origine solaire, il n’en est pas de même pour la matière (composée d’une infinité d’éléments simples ou complexes).

    La matière nourricière s’appauvrit peu à peu dans l’environnement initial de l’arbre de sorte qu’il se trouve condamné à migrer (à l’exemple des animaux et des humains) ou à modifier sa constitution génétique (parfois avec l’intervention humaine) où alors à admettre la disparition de son espèce.

    On en arrive à penser que, pour mener une réflexion utile sur ce sujet, il ne faut pas se contenter de constater la dissipation d’énergie de l’arbre, mais également l’appauvrissement du sol dans lequel il prélève ses éléments constitutifs, lesquels finissent par se retrouver dans les points bas de la surface terrestre, dans les vallées et au fond des mers, voire même dans l’atmosphère pour les éléments amenés à l’état gazeux.

    La France qui se trouve « propriétaire » de second domaine maritime de la planète n’est pas la plus mal placée pour extraire une partie des moyens nécessaires à sa survie.

  11. S’il évapore l’eau, il la retient également en l’envoyant dans les nappes phréatiques et dans le couvert végétal du sol.
    Aux tropiques, il est bien connu qu’une terre sans forêts ou sans grands troupeaux http://agriculture-de-conservation.com/spip.php?page=detail&id_article=1269 se transforme en désert.
    Sous nos contrées la forêt prend le dessus.
    A lui seul, l’arbre est un cycle de l’eau, de carbone etc… et donc une machine thermique qui produit durablement de l’énergie utile (sa stucture) en dissipant de l’énergie venant d’une source chaude le soleil et en rendant une partie par évapo-transpiration et par sécrétion de sucre dans le sol.
    C’est une formidable structure dissipative.
    Enfin, c’est ce que je comprends.

  12. Nous sommes bien des structures dissipatives en quête perpetuelle d’énergie – information, information-énergie, pour compenser cette dissipation. Comme toute structure en non équilibre nous cherchons à maximiser la dissipation d’énergie, et bon sang, comme on y arrive bien lorsque la combinaison entre cerveaux fonctionne ! La coopération est bien plus structurante que la non coopération, çà parait tellement évident que je ne comprends pas pourquoi l’associativité porteuse de sens n’est pas recherchée plus systématiquement. La recherche de propriétés émergentes liées aux groupes,aux familles, aux teams, aux nations, aux mondes, devrait s’imposer à tous les individus.
    Comment les dirigeants de Daesh peuvent ils imaginer une seconde que leur cellule vivante de califat, privée d’échanges énergie-information va pouvoir subsister? Comment les membres d’une secte n’ont ils pas conscience qu’en s’isolant de leur environnement, ils vont pouvoir évoluer? Comment un dogme peut il convaincre plus d’individus qu’un ciel étoilé? çà me dépasse! Qu’en pensez vous monsieur roddier? Je rêve de m’en entretenir un jour avec vous.

  13. De tels organismes multicellulaires existent déjà : ce sont les organisations hiérarchiques : armée, état, multinationales, religions structurées…

    Le chaos actuel est, proportionnellement parlant, leur contribution essentielle à leur auto-organisation (en suivant la ligne directrice thermodynamique que vous proposez).

    J’ignore pourquoi la solution du retour en arrière technologique est évacuée alors qu’elle est une option probable d’effondrement; sinon de manière uniforme, du moins, de manière dominante à la surface de la terre.

    La fusion nucléaire serait un suicide thermique. Je pense que nous sommes tous les deux conscients de cela.

    Cette situation étant rare, laissez moi vous dire que je l’apprécie.

  14. Je réfléchis de plus en plus à cette question.
    Les mauvaises herbes, les limaces, la production de sucre par les plantes pour nourrir la vie du sol etc… ne seraient-ce pas de l’exportation d’entropie qui va servir à autre chose au travers de milliards de cycles de recyclage?
    Il faut savoir que dans une forêt la mieux équilibrée possible il n’y a pas de fuites.
    Reste plus qu’à créer une société humaine sur ce style là.
    Bien, plus facile à dire qu’à faire.

  15. Bravo pour votre travail et votre excellent article. J’habite dans le midi de la France (delta du Gapeau). Les agriculteurs y utilisent l’eau du canal du midi. Celui-ci est alimenté par les glaciers des Alpes. Hélas, ces glaciers sont en voie de disparition: d’ici peu la côte d’azur sera un désert…

  16. Merci monsieur Roddier.
    Que se soit sur terres arides ou sur terres humides, il faut semer planter récolter couvrir
    en y impliquant l’arbre et l’animal et en travaillant le sol au minimum.
    Une terre verte toute l’année avec des plantes de saison.

    Il faut revisiter la fable de Jean de la Fontaine et remplacer ce vers
    « Creusez, fouillez, bêchez; ne laissez nulle place
    Où la main ne passe et repasse. »

    par
    « Semez, plantez, couvrez; ne laissez nulle place
    Où la plante ne passe et repasse. »
    http://tempsreel.nouvelobs.com/abc-lettres/laboureur-enfants/poeme.html
    Il est nécessaire de couvrir le sol en permanence de plantes vertes, c’est la thermodynamique qui nous le dit.
    C’est ce que font les agriculteurs qui pratique le semis direct, à mes yeux la seule méthode combinée à la forêt et à l’animal contre la désertification.
    Je compte introduire la thermodynamique au sein de ces articles en citant vos travaux.

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