Le samedi 19 mai, j’ai été invité à participer à une conférence-débat sur le thème de « la décroissance » avec Vincent Cheynet. Cette conférence a eu lieu dans le cadre du rassemblement « Mai Citoyen » de La Seyne-sur-Mer. Voici le texte de mon intervention:
Mes premiers pas de chercheur en astrophysique ont été guidés par Jacques Émile Blamont, un des pères de la recherche spatiale en France et en Europe. J’ai eu le privilège d’être à ses cotés lors de la première expérience spatiale française, un tir de fusées Véroniques au Sahara pour l’étude de la haute atmosphère, en mars 1959. Dix ans plus tard, l’homme mettait les pieds sur la lune.
Il s’en est suivi un progrès sans précédent de nos connaissances, d’abord du système solaire par l’envoi de robots dans l’espace, puis de tout l’univers par la mise en orbite du télescope spatial. Un progrès similaire a été enregistré dans tous les domaines de la science.
J’ai vécu cette période avec enthousiasme, comme une période de progrès qui me semblaient ne pouvoir être que bénéfiques, comme l’avaient été les progrès antérieurs de la société. Lorsque j’ai pris ma retraite, en janvier 2001, il était devenu clair que ce n’était pas le cas.
Depuis, la situation s’est encore aggravée. L’économie va de plus en plus mal. Le chômage perdure et les inégalités sociales ne cessent de croître. L’épuisement de nos ressources naturelles, notamment du pétrole, crée une terrible menace, à laquelle s’ajoute celle du réchauffement climatique et de la pollution. Aujourd’hui la radioactivité créée par l’accident de Fukushima menace la Californie et risque de s’étendre sur tout l’hémisphère nord. Depuis 1970, les scientifiques sont de plus en plus nombreux à tirer le signal d’alarme.
Les chercheurs de ma génération, notamment ceux en sciences de l’univers, s’interrogent. En 2004, Jacques Émile Blamont publie son Introduction au siècle des menaces, un livre extrêmement pessimiste. André Lebeau ancien directeur de Météo France qui a occupé de hautes fonctions administratives au Centre d’études spatiales, publie successivement L’engrenage de la technique, L’enfermement planétaire, puis Les horizons terrestres. Un collègue et ami, élève comme moi de Blamont, Roger Maurice Bonnet, qui a été Directeur scientifique à l’Agence spatiale européenne, publie avec Lodevijk Woltjer, ancien directeur de l’Observatoire européen austral, un livre en anglais dans lequel ils s’interrogent sur les chances de survie de l’humanité. En 2005, je mets sur un blog mes réflexions sur le sujet. En 2012, ces réflexions aboutissent à un livre intitulé: Thermodynamique de l’évolution.
Pourquoi la thermodynamique? Dans ce livre, je tiens un raisonnement de physicien: l’évolution est irréversible. Chacun de nous nait, vieillit, et meurt. On ne rajeunit pas. Les étoiles font de même. Pourtant, les grandes lois de la physique ne dépendent pas du sens du temps. Seule la thermodynamique traite des processus irréversibles. Elle seule peut donc expliquer l’évolution.
La thermodynamique est la science qui étudie la production d’énergie mécanique à partir de la chaleur. Elle a été fondée par un français Sadi Carnot (oncle du président de la République du même nom). Dans un livre publié en 1824 et intitulé Réflexions sur la puissance motrice du feu, Sadi Carnot montre que, si l’énergie mécanique peut être intégralement convertie en chaleur, la chaleur ne peut être que partiellement convertie en énergie mécanique. La dissipation de l’énergie mécanique en chaleur a donc un caractère irréversible. Le rendement des moteurs thermiques ne peut pas dépasser une valeur maximale appelée rendement de Carnot.
On sait que, dans un moteur thermique, le feu est une réaction chimique dans laquelle le carbone et l’hydrogène se combinent à l’oxygène de l’air pour produire du gaz carbonique et de l’eau. Il se trouve que c’est la même réaction chimique qui nous fait vivre. Le carbone et l’hydrogène que nous ingérons dans nos aliments se combinent à l’oxygène que nous respirons pour produire le gaz carbonique et l’eau que nous exhalons. La réaction se fait plus lentement et à plus basse température grâce à des catalyseurs appelés enzymes. Elle permet de maintenir la température de notre corps et produit l’énergie mécanique nécessaire à nos déplacements. Nous sommes donc aussi des machines thermiques. Ce n’est pas par hasard si la flamme est un symbole de vie.
On sait que le feu est dangereux. L’homme a dû apprendre à le maîtriser. On dit à nos enfants de ne pas jouer avec le feu. On dit aussi que la première minute un incendie s’éteint avec un verre d’eau, la deuxième minute avec un seau d’eau, après on fait ce que l’on peut! Le fait est que, lorsqu’on s’en aperçoit, il est généralement trop tard. C’est ce qui arrive actuellement à l’humanité: l’Homme a évolué sur Terre comme le ferait un incendie.
Que s’est-il passé? Il y a deux siècles, l’Homme a découvert et appris à utiliser les énergies fossiles. Il a décuplé sa puissance mécanique donc sa production industrielle et agricole. D’où une explosion démographique, explosion formellement de même nature que celle des moteurs à explosion.
Même si les économistes pensent que la croissance économique peut durer éternellement, chacun sait que le feu s’arrête. Il s’arrête quand il n’y a plus rien à brûler. Mais c’est un désastre. On peut considérer l’explosion de la production industrielle comme un tel désastre. Vu sous cet angle, il faut arrêter l’incendie, d’où l’idée de la décroissance. Pour les plus pessimistes, on court vers la fin de l’humanité.
La réalité est plus complexe. Elle nous est révélée par la biologie. Chacun sait qu’au printemps la végétation explose. Du jour au lendemain des fleurs apparaissent au bord des routes, souvent toutes les mêmes. Mais bientôt elles se fanent. D’autres les remplacent. La vie est une suite d’explosions. Il en est de même des sociétés humaines.
Le mécanisme est maintenant connu. Il s’agit d’un mécanisme de thermodynamique hors équilibre appelé criticalité auto-organisée que je me contenterai ici d’illustrer.
C’est d’abord un mécanisme de mémorisation d’informations. Une graine est un concentré d’énergie et d’information mémorisées. Énergie et information sont les deux grandeurs fondamentales de la thermodynamique (l’entropie est l’opposé de l’information). L’information contenue dans une graine est codée par un code, dit génétique, à 4 lettres. Elle correspond à un environnement caractérisé par des conditions particulières (température, humidité). Lorsque ces conditions sont réunies, la graine germe et la plante se développe, utilisant l’énergie solaire, le gaz carbonique et l’eau pour produire de la matière organique. Plus tard de nouvelles graines germerons, correspondant à des environnements différents.
Il y a ensuite réplication de l’information. La plante nouvellement formée va produire de nouvelles graines qu’elle rejette. Celles-ci germeront l’année suivante. L’information contenue dans ces nouvelles graines n’est jamais parfaitement identique à la précédente. Il y a des hybridations et des mutations. L’hybridation fait que des fleurs blanches et des fleurs rouges de la même espèce pourront donner des fleurs roses. Des mutations aléatoires peuvent provoquer d’autres transformations.
Ce même mécanisme s’applique aux sociétés humaines. Dans ce cas, l’information génétique ne joue plus qu’un rôle secondaire. L’information principale est mémorisée dans les cerveaux, qui servent de mémoire vive, et dans les livres qui servent de mémoire de masse. Elle est aussi codée. En France notre code a 26 lettres. On appelle cette information la culture.
Cette information est reproduite grâce à l’éducation. Elle évolue par hybridation. On reçoit la culture de son père et de sa mère. Elle évolue aussi par mutations (les idées évoluent). L’évolution culturelle est beaucoup plus rapide que l’évolution génétique. Les mutations dominent. En voici quelques exemples:
La civilisation romaine est née de graines de culture grecque (religion polythéiste) avec hybridation étrusque. L’explosion est partie de Rome et a duré plusieurs siècles. Elle s’est étendue à l’Italie puis à tout le pourtour méditerranéen avant de s’éteindre d’abord à l’ouest, ensuite à l’est. Elle a donné naissance à de nouvelles graines ayant subi une mutation. De polythéiste la culture est devenue monothéiste. Ces nouvelles graines ont plus tard germé pour donner naissance à la chrétienté du Moyen-Âge. Les mutations ont tendance à engendrer un phénomène de rejet. Résistants à la culture ambiante, les premiers chrétiens ont été persécutés.
Plus récemment, l’Union soviétique est née de graines d’idéologie communiste. L’explosion a donné naissance au bloc soviétique. Elle a pris fin en 1989 en libérant des graines libérales qui, elles aussi, résistaient.
En 1940, à la suite de l’invasion allemande, la France est passée brutalement d’une culture républicaine symbolisée par la devise « liberté, égalité, fraternité » à une culture autoritaire symbolisée par la devise « travail, famille, patrie ». Elle a rapidement engendré une variété de graines résistantes (giraudistes, gaullistes, communistes) qui ont fini par former le Conseil National de la Résistance, germe qui a engendré notre société d’après guerre.
Aujourd’hui, on assiste au déclin, non pas de la race humaine, mais d’une société d’idéologie libérale. Cette société a d’ores et déjà engendré une grande variété de graines résistantes. Ce rassemblement de Mai Citoyen en réuni de multiples exemples. Le thème de cette conférence a été choisi pour illustrer une forme originale de Résistance, « la décroissance », germe dont on peut penser qu’il se développera dans nos sociétés futures.