Dans mon précédent article, j’ai montré les limites de la théorie de Darwin et de ses extensions modernes. Le lecteur attentif aura compris que pour aller plus loin il devient nécessaire d’insérer la théorie de la sélection naturelle dans un cadre plus vaste, celui d’une théorie physique générale incluant les phénomènes vivants et non-vivants. De cette théorie plus vaste, j’ai déjà largement parlé. Elle porte le nom de mécanique statistique ou thermodynamique.
Historiquement, la plupart des tentatives de décrire la vie en termes de thermodynamique ont échoué parce qu’elles se référaient aux théories développées au 19ème siècle par de Clausius et Boltzmann (voir articles 6, 7 et 8 ). Malheureusement, ces théories s’appliquent uniquement à des systèmes dits fermés (isolés), c’est-à-dire tels que ni matière ni énergie ne peut y entrer ou en sortir. De tels systèmes évoluent irréversiblement vers l’équilibre thermodynamique. L’énergie ne peut que se disperser à l’intérieur du système. On traduit cela en disant que l’entropie du système ne peut qu’augmenter. Lorsque cette entropie atteint la valeur maximale compatible avec les contraintes imposées, l’évolution cesse. Il y a équilibre thermodynamique.
Historiquement, la vie semblait contraire aux principes de la thermodynamique parce que les êtres vivants tendent au contraire à diminuer sans cesse l’entropie. Nous avons vu (article 9) que ceci n’est pas contraire aux lois de la thermodynamique s’il y a apport d’énergie. C’est bien le cas des êtres vivants qui ne peuvent subsister que par un apport continu d’énergie (les calories contenues dans leur nourriture). C’est le cas aussi de la machine à vapeur qui est capable (au moins partiellement) de transformer de la chaleur en travail mécanique. L’un peut d’ailleurs remplacer l’autre puisque le moteur à combustion interne a remplacé le cheval dans les transports automobiles.
L’incompréhension vient du fait que le moteur d’une automobile a été fabriqué par l’homme tandis que l’homme (ou le cheval) s’est fabriqué tout seul. Le problème que la thermodynamique du 19ème siècle ne parvient pas à expliquer est donc l’auto-organisation des êtres vivants. C’est ce problème que nous allons examiner maintenant plus en détail. Il est la clef non seulement de l’apparition de la vie sur terre, mais aussi du développement des embryons, de l’évolution des sociétés animales notamment celles des insectes, et plus généralement de l’évolution des éco-systèmes. Il est aussi la clef de l’évolution de l’homme et des sociétés humaines, problème qui nous intéresse ici au premier chef et que j’aborderai à la fin de ce blog.
Nous avons vu (articles 10, 11, 12) que l’auto-organisation n’est pas le propre des êtres vivants. J’ai donné comme exemple celui des cellules de Bénard ou des tourbillons de Taylor. Ils nous serviront souvent de modèle. C’est le physicien et chimiste belge Ilya Prigogine (a) qui a le premier reconnu l’importance de ces phénomènes auxquels il a donné le nom de structures dissipatives (1), établissant ainsi les fondements de la thermodynamique des systèmes hors équilibre.
Bien qu’ayant considérablement progressé durant les cinquante dernières années, cette branche de la thermodynamique est rarement enseignée dans les universités. Elle est généralement mal connue des biologistes qui la découvrent peu à peu. C’est pourquoi les résultats que je vais décrire dans la suite de ce blog ne sont pas encore tous universellement reconnus. Mon but est de les faire connaître et d’en faire apprécier l’importance. Leurs implications pour l’humanité sont considérables non seulement en biologie mais aussi en sociologie, en économie et en politique.
Une structure dissipative est un système thermodynamique ouvert, hors équilibre, continuellement traversé par un flux d’énergie (souvent aussi de matière). Ce flux d’énergie lui permet de se maintenir hors équilibre tout en gardant, au moins pendant un certain temps, une structure à peu près semblable à elle-même (homéostasie) (b). Parmi les exemples simples de structures dissipatives on peut citer non seulement un tourbillon ou une cellule convective mais aussi une vague poussée par le vent, un écoulement d’eau, une flamme, etc…
Clairement les êtres vivants font partie de cette catégorie. Ils se maintiennent en vie grâce à un apport continu d’énergie sous forme de nourriture. D’où l’impression de courir pour rester sur place, si bien décrite par Lewis Caroll dans son livre pour enfants “De l’autre coté du miroir” (c). Il faut en effet constamment travailler, c’est-à-dire dépenser de l’énergie, simplement pour se maintenir en vie. La mort marque un retour vers l’équilibre thermodynamique.
Ce n’est que récemment , grâce notamment aux travaux de Roderick Dewar (d) (2, 3), que les résultats de la mécanique statistique ont pu être étendus aux systèmes ouverts, hors équilibre, tels que les structures dissipatives. Tandis que l’état le plus probable d’un système fermé à l’équilibre est celui d’entropie maximale, la structure la plus probable d’un système ouvert hors équilibre est celle qui maximise la production d’entropie c’est-à-dire la dissipation de l’énergie.
Nous avons vu que c’est bien ce qu’on observe expérimentalement. Je renvoie en particulier le lecteur à ma description des écoulements laminaires et turbulents (article 11). Dans le premier cas la dissipation d’énergie (dite visqueuse) est proportionnelle à la vitesse. Dans le second cas (dissipation turbulente) elle est proportionnelle au carré de la vitesse. Il existe donc une vitesse critique telle que si la vitesse d’écoulement lui est inférieure alors la viscosité est le mécanisme de dissipation le plus efficace et l’écoulement est laminaire. Par contre, si la vitesse d’écoulement est supérieure à la vitesse critique alors la turbulence est le mécanisme de dissipation le plus efficace et l’écoulement devient turbulent. Vous pouvez en faire l’expérience tous les jours en ouvrant un robinet d’eau (4). Un robinet entrouvert ne laisse passer qu’un mince filet d’eau parfaitement laminaire. Un robinet grand ouvert laisse échapper un flot d’eau turbulent. Dans les deux cas la structure de l’écoulement est celle qui maximise la dissipation d’énergie.
Nous avons vu qu’un être vivant est aussi une structure dissipative. Cela veut dire qu’un être vivant est naturellement optimisé pour dissiper l’énergie. La vie est apparue sur terre parce qu’elle conduisait à un accroissement de la dissipation d’énergie, en particulier de l’énergie solaire. La vie a évolué de façon à augmenter constamment cette dissipation d’énergie. La thermodynamique nous donne donc la clef de l’évolution. Elle montre en particulier le véritable rôle de la sélection naturelle. Comme l’avait remarqué Lotka (e) dès 1922 (5), la nature choisit toujours la solution qui dissipe le plus d’énergie. Lorsque Spencer parle de la “survie du plus apte”, le sens du mot “apte” devient maintenant clair. Il s’agit du plus apte à dissiper l’énergie, c’est-à-dire à consommer de la nourriture et à se multiplier (6).
Il y a en effet deux façons d’augmenter la dissipation d’énergie, soit en accroissant la consommation de chaque individu, soit en accroissant leur nombre. Les biologistes ont remarqué que la sélection naturelle agit en effet de chacune de ces deux façons, appelées respectivement sélection K et sélection r, mais sans en connaître la raison profonde. La thermodynamique nous explique pourquoi.
La thermodynamique explique aussi ce que la sélection naturelle n’explique pas: la coopération entre les gènes dans le génome, entre les cellules dans un organisme multicellulaire, ou entre les individus dans une société. Il y a coopération si l’énergie dissipée par l’ensemble est supérieure à la somme des énergies dissipées par chacun des éléments pris individuellement. Si un chasseur peut attraper un lapin, trois chasseurs peuvent attraper un mammouth ce qui est beaucoup plus que trois lapins. Là est la clef de l’auto-organisation. La matière, les gènes, les cellules, les individus s’auto-organisent pour dissiper toujours davantage d’énergie.
C’est ainsi que la vie s’est peu à peu développée pour aboutir à l’homme, de loin le plus gros dissipateur d’énergie. L’humanité elle-même s’auto-organise et sa dissipation d’énergie ne cesse de croître. Au cours du seul 20ème siècle la population du globe est passée de 1,65 milliards d’individus à 6 milliards et la puissance moyenne consommée par chaque individu est passée de 400 à 2.000 Watts (voir figure). Et cela ne nous suffit toujours pas. On comprend maintenant pourquoi l’homme ne sera jamais satisfait. La nature nous a littéralement fabriqués pour augmenter sans cesse la dissipation d’énergie de l’univers.
Puissance moyenne dissipée par individu. La droite horizontale indique la dissipation nécessaire pour maintenir en vie un individu au repos. |
(a) http://www.philo5.com/Les%20vrais%20penseurs/03%20-%20Ilya%20Prigogine.htm
(b) http://fr.wikipedia.org/wiki/Homéostasie
(c) http://fr.wikipedia.org/wiki/De_l’autre_côté_du_miroir
(d) http://www.inra.fr/les_hommes_et_les_femmes/portraits/tous_les_portraits/roderick_dewar
(e) http://en.wikipedia.org/wiki/Alfred_J._Lotka
(1) I. Prigogine, Thermodynamics of irreversible processes (J. Wiley & Sons, 1955).
(2) R. Dewar, Information theory explanation of the fluctuation theorem, maximum entropy production and self-organized criticality in non-equilibrium stationary states (J. Phys. A.: Math. Gen. 36-3, 2003).
(3) R. Dewar, Maximum Entropy Production and the Fluctuation Theorem (J. Phys. A.: Math. Gen. 38, 2005).
(4) De nos jours les robinets sont généralement équipés d’un brise-jet. Pour cette expérience, il est préférable de le retirer.
(5) A. Lotka, Contribution to the energetics of evolution (Proc. Natl. Acad. Sci. USA 8, 151-154, 1922)
(6) F. Roddier, Maximum Entropy Production and Darwinian Evolution .
Merci pour cet article passionnant.
Vous y abordez la cause thermodynamique du comportement humain, et l’intégration du comportement humain dans la science de l’évolution et dans la physique. C’est fascinant.
Un mouvement américain ayant dominé la psychologie mondiale des années 1920 aux années 1970, le behaviorisme, avait fait cet effort d’intégration de la psychologie, en tant que science du comportement, humain comme animal, dans la science de l’évolution (D’ailleurs, pour vous qui cherchez à unifier l’évolution de l’univers, cette science pourrait se révéler très intéressante pour votre entreprise).
La behaviorisme démontre que notre capacité d’apprentissage, ie notre capacité à modifier nos comportements au cours de notre vie, s’apparente à une sélection naturelle des comportements par leur conséquences passées sur nous même. Les mécanismes mis en jeu dans cette sélection sont formellement analogues à la sélection génétique. Par ailleurs, il est connu que les algorithmes génétiques sont les meilleurs algorithmes d’optimisation des fonctions hautement complexes.
Autrement dit, la nature nous a faits tels que nos comportements s’adaptent au cours de notre vie afin d’optimiser notre dissipation énergétiques dans un environnement complexe. De mon point de vue, le behaviorisme couplé aux sciences algorithmiques arrive aux mêmes conclusions que vous sur ce sujet précis. C’est un argument de poids dans votre exposé.
La psychologie behavioriste s’intéresse aussi beaucoup à la mémoire et au « self-control ». Le self-control est la capacité d’un organisme à se passer d’un comportement qui mènerait à une conséquence positive à court terme mais non optimale à long terme pour lui, au profit d’un comportement qui mène à une conséquence plus positive pour l’organisme à long terme. La capacité de self control est intimement liée à la mémoire de l’organisme.
Avez vous intégré cette dimension temporelle dans vos recherches sur l’optimisation de la dissipation d’énergie ? Je m’explique : sur quel horizon temporel la dissipation est-elle optimisée par les organismes ? Votre article semble parler de dissipation instantanée uniquement. D’après le behaviorisme, la réponse se trouve dans la « longueur de vue » de l’organisme.
Pour les sociétés humaines, la mémoire est augmentée par la science et par les systèmes d’informations. Pensez vous que cette mémoire augmentée nous permettra d’optimiser notre dissipation d’énergie sur une échelle supérieure au siècle (via un changement radical de société qui nous mènera à un système durable et donc optimal sur le long terme), ou sur une échelle plus courte (et donc non optimale sur le long terme et menant à des conséquences très désagréables)?
Encore merci pour vos recherches et éclairages passionnants!
Il y a un temps de renouvellement de la mémoire. Ce temps est d’autant plus long que le taux de dissipation de l’énergie est plus élevé. Au cours de l’évolution, les deux n’ont cessé d’augmenter.
« Il y a en effet deux façons d’augmenter la dissipation d’énergie, soit en accroissant la consommation de chaque individu, soit en accroissant leur nombre. (…) Au cours du seul 20ème siècle la population du globe est passée de 1,65 milliards d’individus à 6 milliards et la puissance moyenne consommée par chaque individu est passée de 400 à 2.000 Watts (voir figure). Et cela ne nous suffit toujours pas. On comprend maintenant pourquoi l’homme ne sera jamais satisfait. La nature nous a littéralement fabriqués pour augmenter sans cesse la dissipation d’énergie de l’univers ».
Le concept de « développement durable » est-il alors voué à l’échec ?
Voir billet 77.
Dans son ouvrage « Se libérer du connu » Krishnamurti aborde dès le premier chapitre(P1) « comment on dissipe l’énergie », quelle analyse pouvez-vous confronter pour sans doute abonder dans son sens ?
Bonjour.
J’aurai une question.
Comment expliquer les comportement autodestructeurs ?
Il tente à se rapprocher de l’entropie non ?
Merci
Bonjour.
J’aurai une question.
Comment expliquer les comportement autodestructeurs ?
Il tende à se rapprocher de l’entropie non ?
Merci
L’autodestruction ne se voit pas au niveau individual
L’individu consomme en maximisant sont utilité.
9litres d’eau par jour pour 1 americain
12 litres de carburant aux 100km.
Le consummated s’en fou éperduement.
Et c’esta somme de tout cela qui paradoxallement,nous emmene a voir que collectivement,il y a de l’autodestruction
Dans nos comprtements.