Quelques centaines de millions d’années après sa naissance, l’apparition du phénomène d’autocatalyse va révolutionner notre planète. Une grande industrie chimique y prend naissance là où l’énergie est disponible (1). La convection se charge du transport des molécules. Tout un réseau d’échanges s’établit.
Cette révolution n’est pas sans rappeler la révolution industrielle actuelle mais sur une échelle de temps beaucoup plus grande. Des ensembles autocatalytiques se développent en fonction de la demande. D’autres font faillite ou sont “rachetés” (englobés) par des ensembles plus gros. Des chaînes de molécules deviennent disponibles sur le marché. Ce sont les polymères. Les premières chaînes d’acides aminés ou polypeptides sont particulièrement populaires à cause de leur vertus catalysantes. Elles donneront plus tard naissance aux enzymes actuels.
Tout ceci mène à une sorte de “pollution industrielle”. L’environnement change peu à peu. Les hypercycles sont fragiles. Il suffit qu’un élément de la chaîne fasse faillite pour que toute la production s’arrête. Plus ces éléments sont nombreux, plus la probabilité de défaillance est élevée. Au fur et à mesure que l’environnement change, de grands ensembles autocatalytiques, qui s’étaient lentement et “savamment” organisés, s’effondrent. Seuls les petits ensembles arrivent à survivre, formant sans cesse de nouvelles alliances. Cela leur permet de s’adapter aux changements.
Grâce sans doute aux polypeptides, de nouvelles chaînes de molécules apparaissent. Ce sont les polynucléotides. Plus stables que les polypeptides, ils résistent mieux aux variations de l’environnement. Moins actifs chimiquement, ils ont néanmoins eux aussi quelques propriétés catalysantes. Peu à peu, ils évoluent et aident à régénérer les polypeptides. Les deux catégories de polymères s’aident ainsi mutuellement à survivre.
Toutes ces chaînes de molécules ont toutefois de la peine à dépasser quelques dizaines de maillons. Pour produire une longue chaîne il faut assembler de nombreux maillons. Mais ceux-ci ont tendance à se disperser, de sorte que les longues chaînes sont très lentes à assembler. Réagissant chimiquement, elles disparaissent plus vite qu’elles ne sont produites.
Un troisième type de molécule va sauver la situation. Ce sont les acides gras (2). On trouve des acides gras dans le savon. Ils permettent la formation des bulles de savon. Avec les acides gras, de l’écume apparaît dans l’océan. Des grosses molécules se trouvent accidentellement enfermées dans des bulles (3) semblables à des bulles de savon. Elles peuvent cependant continuer à réagir chimiquement car la paroi des bulles n’est pas parfaite: elle laisse passer les petites molécules comme celles de l’eau, du gaz carbonique, ou de l’oxygène. Mais les grosses molécules (peptides, nucléotides) restent prisonnières. Elles ne peuvent plus se disperser. Les longues chaînes vont alors pouvoir se former.
Certaines de ces bulles renferment assez de macromolécules pour former un ensemble autocatalytique. La bulle grossit alors rapidement et éclate. Il arrive cependant que l’ensemble enfermé dans la bulle soit capable de produire ses propres acides gras. Alors, sa paroi s’agrandit. Elle s’agrandit même plus vite que le volume de la bulle n’augmente. Devenue trop grande, la bulle s’allonge et se scinde en deux, un phénomène que l’on peut maintenant reproduire en laboratoire (4) (voir figure). On pense que ce phénomène est à l’origine de la division des cellules vivantes.
Division de cellules artificielles (4) |
Lorsqu’on coupe en deux un ensemble autocatalytique, il n’y a pas nécessairement équipartition des éléments. On n’obtient pas toujours deux ensembles autocatalytiques. Certains catalyseurs peuvent manquer d’un coté ou de l’autre. La nouvelle bulle ne va alors pas grandir. C’est un avorton. Cela se produit d’autant plus que le nombre de catalyseurs est plus élevé. Les ensembles autocatalytiques à faible nombre de catalyseurs sont donc favorisés. Ils se reproduisent mieux.
Une façon de diminuer le nombre de catalyseurs indépendants d’un système autocatalytique est de les attacher les uns au bout des autres de façon à ce qu’ils ne forment plus qu’une seule longue molécule. On est alors sûr qu’ils se retrouveront bien tous ensemble lorsque la bulle qui les contient va se scinder. Dans ce cas, chaque fois qu’une longue chaîne va se former, la reproduction de l’ensemble autocatalytique en sera facilitée.
C’est vraisemblablement ainsi que petit à petit la nature est arrivée à former un ensemble autocatalytique à un seul élément. Cet élément unique, capable de catalyser sa propre formation, est la molécule d’acide ribonucléique ou ARN (5). L’ARN est un polynucléotide capable de se reproduire lui-même. C’est aussi un catalyseur aux multiples usages, capable de catalyser la formation de très longs polypeptides appelés protéines. C’est en fait un ensemble de catalyseurs tous solidaires les uns des autres, au grand bénéfice de la survie de chacun d’entre eux.
Étant capable de se reproduire par elle-même, la molécule d’ARN évolue comme un être en vivant. On peut l’observer évoluer dans un tube à essai (6). Dans ces conditions, sans doute proches des conditions primitives, seules des chaînes d’une centaine de maillons survivent. Au delà, la probabilité d’une erreur dans la reproduction devient trop grande.
Il apparaît vraisemblable que ces erreurs de reproduction, qualifiées aussi de mutations, aient petit à petit conduit à l’apparition d’une nouvelle molécule, voisine de l’ARN, la molécule d’ADN ou acide désoxyribonucléique. Comparée à celle d’ARN, la molécule d’ADN contient les mêmes informations, mais elle est beaucoup plus stable chimiquement. Elle n’a aucun pouvoir catalytique, mais l’information qu’elle contient est directement transférable à la molécule d’ARN. L’ADN est en fait un ensemble d’instructions. Chacune de ces instructions appelées aussi gènes, correspond à la synthèse d’une protéine particulière.
La nature venait d’inventer le contrat d’entreprise. L’ARN n’était plus qu’un exécutant. Cela a permis au couple ARN/ADN d’étendre de façon fiable la longueur de ses molécules à quelques dizaines de milliers d’éléments. Par la suite des mécanismes automatiques de correction d’erreur sont apparus. Ils ont permis d’étendre la longueur des molécules d’ADN à plusieurs milliards d’éléments. C’est grâce à tous ces mécanismes que nous existons et que nous nous reproduisons de façon raisonnablement fiable.
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(1) Certains pensent que la vie est apparue au fond des océans, près des sources hydrothermales.
(2) Voir: http://fr.wikipedia.org/wiki/Acide_gras
(3) Voir par exemple: http://www.sciencemag.org/cgi/content/abstract/302/5645/618?ijkey=0406eb785f5ae444398049d282bffe9987d37e5c&keytype2=tf_ipsecsha
(4) Pier Luigi Luisi, The Emergence of Life (Cambridge Univ. Press, 2006).
Voir aussi: http://www.plluisi.org/Archive/Research/grl_res001.html
(5) Voir: Leslie E. Orgel, Prebiotic chemistry and the origin of the RNA world, Critical Reviews in Biochemistry and Molecular Biology, Vol. 39-2, 99-123.
Presentation de la demarche entreprise par Meselson et Stahl pour etablir le mode de replication de la molecule d’ADN.
Je tiens à vous remercier pour vos travaux sur le Vivant. Ils résolvent définitivement la question des « buts », appendice archaïque à la systémique, ils sont une clé remarquable pour comprendre et décrypter quasiment toutes les questions philosophiques, de la Nature naturante et du Conatus Spinoziens aux pulsions de Freud en passant par l' »éternel recommencement » de Nietzsche ou Le Mythe de Sisyphe de Camus. En passant par Oblomov.
Le charme de cette clé est qu’elle ne ferme pas l’Évolution ni le changement. Pour paraphraser Mallarmé, jamais un système dissipatif autocatalytique n’abolira le hasard.
Respectueusement.