Pour un astrophysicien, observer l’univers et essayer d’en élucider les mystères, c’est un peu être dans la situation du spectateur qui arrive au milieu d’un film et qui essaye d’en comprendre le scénario. Que s’est-il passé avant? Que va-t’il se passer ensuite? Sans vraiment s’en rendre compte, Carnot avait mis le doigt sur deux clés essentielles à la compréhension du monde: la conservation de l’énergie et l’irréversibilité de son évolution. Ces concepts abstraits, difficiles à saisir, s’avèrent de nos jours essentiels à la compréhension non seulement du monde physique dans lequel nous vivons, mais aussi de la vie elle-même, de notre société et même de notre économie. Cela vaut donc la peine de nous y attarder.
La première de ces clés est la <i>conservation de l’énergie</i>. Dans un univers où les étoiles naissent et meurent, où les galaxies se forment, tourbillonnent et disparaissent dans des trous noirs, la seule chose immuable c’est l’énergie. Elle est le fil conducteur qui permet de suivre et de comprendre tous ces changements d’apparence.
À l’époque de Carnot, on savait déjà que l’énergie dite <i>potentielle</i> de gravitation, celle de l’eau en attente dans les barrages, peut se transformer en énergie dite <i>cinétique</i>, celle du mouvement de l’eau qui fait tourner les turbines hydroélectriques. Cela fait partie des lois de la mécanique découvertes par Newton. Elles s’appliquent particulièrement bien au vide interstellaire de la mécanique céleste.
En l’absence de frottement mécanique, la terre peut tourner indéfiniment autour du soleil sans perte d’énergie. Une comète qui se rapproche du soleil voit sa vitesse, donc son énergie cinétique, augmenter alors qu’elle perd de l’énergie potentielle. Après avoir contourné le soleil, l’énergie cinétique qu’elle a ainsi acquise se transforme de nouveau intégralement en énergie potentielle lorsqu’elle repart au loin tout en perdant de la vitesse.
Sur terre, ces lois semblaient mises en défaut. Le balancier d’une vieille horloge même bien huilée finit toujours par s’arrêter sans apport extérieur d’énergie. Il faut remonter les poids ou le ressort pour entretenir le mouvement. On savait que cette perte d’énergie était due aux frottements mécanique et que ceux-ci produisent de la chaleur. Carnot lui-même avait compris —et Joule l’a confirmé ensuite— que la chaleur produite est directement proportionnelle à l’énergie mécanique perdue. L’énergie avait donc simplement changé de forme.
La seconde clé permettant de comprendre l’évolution du monde est <i>l’irréversibilité</i>. Elle indique le sens de cette évolution. En l’absence de frottements mécaniques ou autres phénomènes dits dissipatifs c’est-à-dire producteurs de chaleur, les lois de la mécanique établies par Newton sont parfaitement réversibles. Selon ces lois, si à un moment donné on inverse la vitesse de tous les points matériels d’un système en mouvement, alors le système repasse exactement par tous ses états antérieurs comme dans un film que l’on déroule à l’envers. Cela veut dire qu’on peut prévoir entièrement l’évolution d’un système à partir de la position et de la vitesse de chacune de ses parties observées à un moment donné. Arrivé au milieu du film on peut reconstituer tout ce qui s’est passé avant et prévoir aussi tout ce qui va se passer après. C’est le déterminisme universel du XIXème siècle. C’est aussi la négation du libre arbitre.
Avant Carnot les frottements mécaniques étaient considérés comme des phénomènes parasites impurs camouflant les lois pures sous-jacentes. Carnot remarque que la production de chaleur par frottements mécaniques est un phénomène irréversible. Le balancier d’une horloge s’arrête lorsque toute l’énergie mécanique a été transformée en chaleur. La transformation inverse est impossible: on ne peut pas remettre en marche le balancier en chauffant l’horloge. Carnot comprend l’importance de cette observation. La plupart des phénomènes naturels sont irréversibles: les incendies, tempêtes, ras de marées, tremblements de terre, etc… ont des conséquences irréversibles. Nous mêmes, nous naissons, nous vieillissons et nous mourons de façon irréversible. C’est donc un phénomène fondamental mais il semble contredire la mécanique de Newton.
À la suite de Carnot, l’allemand Rudolf Clausius montre que l’on peut mesurer quantitativement la dégradation de l’énergie dans une transformation irréversible. Il définit une quantité qu’il baptise <i>entropie</i> mais dont la nature reste mystérieuse. Si on suit l’évolution d’une certaine quantité d’énergie, alors l’entropie associée à cette énergie ne peut qu’augmenter ou rester constante. Si l’évolution est réversible, l’entropie reste constante. Si l’évolution est irréversible l’entropie augmente. Il est à noter que, telle que Clausius l’a définie, l’entropie ne peut être mesurée de façon absolue. Tout ce qu’on peut mesurer c’est sa variation.
Un exemple très simple est la détente d’un gaz comprimé par un piston dans un cylindre. Lorsque le gaz se détend, il pousse le piston produisant ainsi du travail mécanique. Si le cylindre est isolé thermiquement, le gaz se refroidit. On a effectivement converti de la chaleur en travail mécanique. Cette détente est réversible car on peut rendre au gaz l’énergie ainsi fournie en le comprimant de nouveau, ce qui l’échauffe (1). Dans cette transformation réversible, l’entropie reste constante. Par contre s’il y a une fuite de gaz à travers le piston, le gaz va se détendre irréversiblement sans fournir de travail mécanique. Sa température reste la même ainsi que son contenu en énergie, mais cette dernière s’est dégradée. Le gaz ne peut plus fournir d’énergie mécanique. Son entropie a augmenté.
La détente d’un gaz peut être réversible (piston) ou irréversible (fuite). |
Dans notre prochain article nous verrons comment Boltzmann a réussi à concilier cette irréversibilité thermodynamique avec la réversibilité des lois de la mécanique de Newton.
(1) On constate cet échauffement chaque fois qu’on gonfle un pneu
Une réflexion sur « 7 – L’évolution irréversible de l’énergie »
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