6 – Un peu de thermodynamique

L’homme préhistorique ne pouvait compter que sur ses muscles. Devenu agriculteur, il doit retourner la terre, faucher le blé et le battre pour en extraire les graines, puis écraser les graines pour en faire de la farine. Tout cela à la sueur de son front. Après avoir réussi à domestiquer des animaux, il parvient à en utiliser certains pour tirer une charrue ou faire tourner une meule. Il réussit ensuite à utiliser l’énergie motrice d’un courant d’eau (moulin à eau) ou d’air (moulin à vent). Ce n’est qu’à la fin du 17ème siècle qu’il réussit à utiliser le feu. En 1690, Denis Papin construit la première machine à vapeur (1). En 1769 James Watt dépose le brevet de la première machine à vapeur utilisable industriellement (2). Ces développements conduisent à une réflexion théorique. Si la chaleur peut produire de l’énergie mécanique, l’inverse est encore plus facile. Par frottement, l’énergie mécanique produit de la chaleur. En 1842, le physicien anglais James Prescott Joule démontre l’équivalence des deux formes d’énergie. En son honneur, l’énergie est de nos jours mesurée en “joules” (3). Pour élever de 1 degré la température de 1 gramme d’eau, c’est-à-dire produire une calorie, il faut dépenser une énergie mécanique de 4,18 joules. Joule étudie aussi la dissipation de l’énergie électrique en chaleur, appelée de nos jours “effet Joule”. La puissance d’un radiateur électrique est maintenant mesurée en watts, c’est-à-dire en joules/seconde. Le feu est une réaction chimique vive d’oxydation par l’oxygène de l’air. Le feu convertit donc de l’énergie chimique en chaleur. En 1800, Volta venait de fabriquer la première pile capable de convertir directement l’énergie chimique en électricité. On pouvait donc passer d’une forme d’énergie à une autre. La lumière elle-même ou tout rayonnement électromagnétique produit, lorsqu’il est absorbé, un échauffement et propage donc de l’énergie. Il a fallu attendre Einstein et sa fameuse relation E=mc2 pour s’apercevoir que toute matière est de l’énergie. Ainsi matière et rayonnement, c’est-à-dire tout l’univers est énergie. Si tout est énergie, alors pourquoi la crise du pétrole est-elle un problème? Ce ne sont pas en effet les sources d’énergie qui manquent, mais les sources d’énergie facile à convertir en énergie mécanique. L’homme a d’abord utilisé de l’énergie déjà présente sous forme mécanique. C’est le cas de l’énergie du vent ou des chutes d’eau. Si la conversion d’énergie mécanique en chaleur est aisée, partir de la chaleur pour obtenir de l’énergie mécanique est bien plus difficile. Au 19ème siècle on s’interroge sur la cause de cette difficulté et sur le meilleur moyen de la surmonter. En 1824, un polytechnicien de 28 ans, Nicolas Léonard Sadi Carnot apporte le premier une réponse à ce problème en publiant une brochure d’une centaine de pages intitulée “sur la puissance motrice du feu” (4). Cet ouvrage fondamental établissait les bases théoriques d’une nouvelle science, la thermodynamique (5). Carnot part du fait que la production de chaleur par frottement mécanique est un phénomène irréversible. Pour effectuer la transformation inverse, c’est-à-dire transformer de la chaleur en énergie mécanique il faut utiliser des transformations réversibles. Ceci n’est possible que si l’on dispose de deux sources de chaleur à des températures différentes. Il faut extraire de la chaleur d’une source chaude (pour produire de la vapeur). Mais il faut aussi obligatoirement en rendre une partie à une source froide (pour la condenser). On ne peut donc convertir qu’une partie seulement seulement de la chaleur en travail. Cette partie est d’autant plus grande que la différence de température entre les deux sources est plus élevée. Ainsi, le rendement de la transformation, appelé depuis le rendement de Carnot, est toujours inférieur à l’unité. Il ne dépend pas du fluide utilisé mais seulement de la température des sources. Il est proportionnel à la différence entre leur deux températures. Carnot montrait ainsi que la chaleur est une forme dégradée d’énergie. S’il est possible d’en récupérer une partie grâce à des différences de température, on sait que les températures tendent généralement à s’uniformiser rendant peu à peu l’énergie thermique définitivement irrécupérable. D’une façon générale, l’énergie se conserve mais se dégrade. Lorsqu’on parle couramment de “consommation d’énergie”, en fait on ne la consomme pas, on la dégrade irréversiblement sous forme de chaleur. Rien ne se perd, rien ne se crée mais tout évolue inexorablement. Je reviendrai plus en détail sur ce sujet.

sadi_leonard_carnot Nicolas Léonard Sadi Carnot à 17 ans en habit de polytechnicien

On peut classer les différentes formes d’énergie selon la nature des forces mises en jeu: forces de gravité, forces électromagnétiques et forces nucléaires. Il est important de distinguer la source d’origine des formes utilisées ensuite pour le stockage et le transport. On peut obtenir sur terre un peu d’énergie d’origine gravitationnelle grâce au mouvement des marées. Cette énergie est prise essentiellement sur le système terre-lune avec pour effet de ralentir insensiblement la lune sur son orbite. Pour le reste, l’énergie sous forme gravitationnelle est principalement utilisée comme stockage dans les barrages. La source de presque toute l’énergie utilisée sur terre est d’origine électromagnétique. C’est le rayonnement solaire. On peut le convertir directement en électricité grâce à l’effet photoélectrique. La nature l’utilise depuis longtemps dans la photosynthèse. Sans lui nous n’aurions pas d’oxygène pour respirer, ni d’aliments pour nous nourrir. C’est l’énergie solaire qui agite l’atmosphère et pompe l’eau qui alimente nos rivières. Elle fait tourner nos moulins et alimente nos barrages. C’est elle qui fait pousser les arbres et nous fournit le bois pour nous chauffer l’hiver. C’est elle que la vie a lentement emmagasinée pendant des millions d’années sous forme d’énergie fossile. Le pétrole en est sans doute la forme la plus précieuse. Deux siècles auront suffi à l’homme pour l’épuiser. On peut enfin extraire de l’énergie de la matière soit par fission soit par fusion nucléaire. La fission utilise la radioactivité naturelle. La façon la plus bénigne de le faire est d’utiliser la chaleur qu’elle dégage dans la terre, c’est-à-dire l’énergie géothermique. La consommation mondiale d’énergie géothermique représente 0,18% de l’énergie consommée sous forme de pétrole. Une façon plus radicale est d’extraire de la terre ses éléments radioactifs (essentiellement l’uranium) et de les concentrer. Lorsque la concentration est suffisante on obtient une réaction en chaine comme celle de la première bombe atomique. Si l’on maitrise la réaction, on obtient un dégagement de chaleur important tel que celui produit dans une centrale nucléaire. La chaleur est alors convertie en électricité, un fleuve comme le Rhône servant de source froide. En France, 80% de l’électricité est d’origine nucléaire. A ce rythme, les réserves d’uranium sont estimées durer de l’ordre d’un siècle. L’exemple de Tchernobyl entre autres montre que ce n’est pas sans danger. Il y a aussi production de déchets radioactifs dont on ne sait toujours pas se débarasser de façon entièrement satisfaisante. La fusion nucléaire consiste à fusionner deux noyaux d’hydrogène (plutôt sous forme d’isotopes: deutérium, tritium) pour obtenir un noyau d’hélium. C’est ainsi que fonctionne une bombe à hydrogène. C’est aussi de cette façon que le soleil produit son énergie. Il le fait grâce à la gravité qui confine la matière sous des pressions (150 milliards d’atmosphère) et des températures (14 millions de degrés) énormes. À l’échelle de la terre, la gravité n’est plus utilisable. Il faut trouver une autre forme de confinement. Aucun matériau ne résiste. Toutes les méthodes essayées jusqu’ici consomment plus d’énergie que la fusion n’en produit. L’homme ne se décourage pas pour autant. Il est présomptueux et veut prouver qu’il est capable de rivaliser avec le soleil (6). Y arrivera-t’il? et à quel prix? (1) http://www.ledenispapin.com/denispapin_inventeurdelamachineavapeur.htm (2) http://visite.artsetmetiers.free.fr/watt.html (3) Le joule est le travail effectué par une force de 1 newton qui déplace son point d’application de 1 mètre. Le newton est la force capable de communiquer une accélération de 1 mètre/sec2 à une masse de 1 kg (force exercée par un poids d’environ 102 g.) (4) Ce livre historique, régulièrement réédité, est toujours disponible en librairie. (5) http://www.carnot.org/Francais/nicolas%20leonard%20sadi%20carnot.htm (6) http://www.lps.ens.fr/~balibar/ITER.pdf


5 – Le siècle des menaces

Père de la recherche spatiale française, Jacques Blamont a guidé mes premiers pas de chercheur de 1960 à 1964. Dans son dernier livre intitulé “Introduction au siècle des menaces” (1) il brosse un tableau extrêmement pessimiste du 21ème siècle. Je donne ici mon propre point de vue. Dès les années 60, suite au “baby-boom” de l’après guerre, un certain nombre de responsables se sont de nouveau inquiétés de l’expansion démographique de l’humanité, notamment au fameux Club de Rome (2). Fondées sur les connaissances de l’époque, les prédictions du Club de Rome se sont avérées pessimistes. La découverte de nouveaux gisements pétrolifères a permis à l’humanité de maintenir sa croissance. Depuis 1960 la production mondiale de céréales a doublé suivant de près l’augmentation de la population. Bien que cette production soit théoriquement suffisante pour nourrir toute l’humanité, elle est très inégalement répartie. C’est pourquoi 815 millions d’individus souffrent toujours de la faim dans le monde, mais ce chiffre diminue en moyenne de 6 millions par an (3). Tout cela donne l’impression que la croissance peut continuer indéfiniment notamment grâce aux nouvelles biotechnologies (4). Ce n’est bien sûr qu’une illusion. Les prévisions du Club de Rome reposaient sur les réserves de pétrole connues à la fin des années 60. Ces réserves ont doublé depuis mais on en découvre de moins en moins, il devient plus difficile à extraire, et surtout on en consomme de plus en plus. Des pays comme la Chine et l’Inde veulent à juste titre atteindre le niveau de vie des pays plus avancés. Il est clair qu’un jour ou l’autre la production ne pourra plus suivre la demande. L’augmentation actuelle du prix du pétrole semble indiquer que c’est peut-être déjà le cas. Les pessimistes soulignent que la production par habitant de cette planète a déjà commencé à décroître (5). Tous les experts s’accordent pour dire que, en valeur absolue, la production passera par maximum d’ici 2025 ou 2030 (6). Un observateur réputé indépendant comme Jean Laherrere estime que ce maximum sera atteint dès 2015 (7). Après quoi ce sera la crise. Pour les économistes, il suffit d’injecter des capitaux pour reculer la fin du pétrole. Ils semblent oublier que ces capitaux serviront à financer la dépense d’énergie nécessaire pour extraire davantage de pétrole. Tôt ou tard, on dépensera plus d’énergie qu’on n’en extrait. La fin du pétrole est donc inéluctable et sans doute pour bientôt. Voilà la véritable menace du 21ème siècle (8). Lorsqu’on en parle autour de soi, la première réaction est: “on trouvera bien autre chose”. Deux siècles d’abondance énergétique semblent avoir créé une foi inébranlable dans le progrès au point qu’on oublie que le progrès et la croissance proviennent de l’abondance énergétique. Sans pétrole, on ne pourra pas développer l’utilisation d’autres formes d’énergie: pour fabriquer un simple panneau solaire, il faut dépenser à l’avance 5 ans de sa production en énergie (9). Plus grave encore, les simulations du Club de Rome (qui restent parfaitement valides) montrent que même si nos ressources en pétrole étaient inépuisables, le problème majeur serait alors la pollution et le réchauffement de la planète, ce que nous commençons à constater effectivement (10). Les optimistes diront que si l’on parvenait à remplacer le pétrole par des sources d’énergies non polluantes alors un développement durable deviendrait possible. Ce cas aussi a été étudié par le Club de Rome. Le problème majeur deviendrait alors l’insuffisance des surfaces de terres cultivables. En fait, les partisans de la croissance oublient tout simplement qu’il n’est pas possible de maintenir indéfiniment une croissance exponentielle sur une planète de dimension finie. Richard Dawkins nous le rappelle de façon si humoristique que je ne résiste pas à traduire ici son texte: < < …, la population actuelle de l’Amérique latine est d’environ 300 millions d’individus dont beaucoup sont déjà mal nourris. Si la population continue à croître au rythme actuel, en moins de 500 ans on atteindra le stade où, entassés debout les uns contre les autres, ils couvriront d’un tapis humain tout le continent. Cela est vrai, même s’ils sont très maigres, une hypothèse qui n’est pas irréaliste. D’ici mille ans, ils se tiendront debout les uns sur les autres sur une épaisseur de plus d’un millier d’individus. D’ici deux mille ans la montagne humaine se propageant vers l’extérieur à la vitesse de la lumière aura atteint les limites connues de l’univers. >> (11). Bien sûr nous n’en arriverons pas là. L’épuisement des ressources naturelles conduira bien avant à un arrêt de la croissance et cela commencera avec la fin du pétrole. Comme nous l’avons vu, cette situation n’est pas nouvelle dans l’histoire de l’humanité. Nous l’avons décrite dans le cas particulier de l’île de Mangareva (article 1) mais nous avons vu qu’il y a beaucoup d’autres exemples. De fait, les archéologues sont de plus en plus convaincus que l’expansion démographique de l’humanité n’a pas été régulière. Elle est plutôt faite d’une suite d’expansions locales rapides suivies de régressions liées à l’épuisement des ressources naturelles (12). Ce qui est nouveau c’est que cela se produit maintenant à l’échelle de la planète toute entière. Jusqu’à nos jours le remède contre la famine était l’émigration dans un pays plus riche et moins peuplé. Bientôt ce ne sera plus possible. Il est grand temps de prendre notre destin en main. Je terminerai en citant un passage écrit par un astronome (Fred Hoyle) que je traduis ainsi: < < Il a souvent été dit que, si l’espèce humaine échoue sur terre, une autre espèce la remplacera. En ce qui concerne le développement de l’intelligence, c’est faux. Nous avons ou nous aurons bientôt épuisé tout ce qui sur cette planète est physiquement nécessaire pour cela. Sans charbon, sans pétrole, sans minerai de qualité, aucune espèce, aussi compétente soit-elle, ne pourra plus à partir de conditions primitives accéder à une technologie avancée. L’occasion est unique. Si nous échouons, c’est un échec pour l’intelligence dans ce système planétaire. Il en est de même pour les autres systèmes planétaires. Pour chacun d’eux il y aura une occasion et une seule>>(13).

apres_le_petrole Après le pétrole

(1) Jacques Blamont, Introduction au siècle des menaces (Odile Jacob, 2004) (2) Sur le Club de Rome, voir le texte de Jean-Marc Jancovici à http://www.manicore.com/documentation/club_rome.html (3) http://terresacree.org/faim.htm (4) http://www.cgfi.org/materials/speeches/yield_ag.htm (5) http://www.dieoff.org/synopsis.htm (6) Voir par exemple: Alternatives économiques, no. 241 (novembre 2005) et no 66 (hors série). (7) http://www.oilcrisis.com/laherrere/nice.pdf (8) Jean-Luc Wingert, La vie après le pétrole. Voir aussi: http://www.oleocene.org/index.php?page=accueil&section=introduction (9) D’après Jean-Marc Jancovici à http://www.manicore.com/documentation/solaire.html (10) http://rechauffementclimatique.blogspirit.com/archive/2005/12/12/ca-roule.html (11) Richard Dawkins, the selfish gene (Oxford University Press, 1976), p. 111. Aussi surprenant que cela paraisse les chiffres donnés par Dawkins sont parfaitement exacts. Ils montrent bien les propriétés d’une croissance exponentielle. (12) Stephen Shennan, Genes, Memes and Human History (Thames & Hudson, 2002) p. 173. (13) Fred Hoyle, Of Men and Galaxies (1964), réédité en mai 2005 par Prometheus Books).


4 – La révolution industrielle

La révolution industrielle (1, 2, 3) est due à la découverte et à l’exploitation par l’homme des énergies dites “fossiles (4)” (charbon, pétrole, gaz). Partie d’Angleterre au 18ème siècle, cette révolution continue à s’étendre de nos jours sur toute la planète et à bouleverser nos modes de vie.

Alors que la révolution néolithique (article précédent) était apparue de façon indépendante dans divers centres étalés dans l’espace (sur toute la planète) et dans le temps (sur plusieurs millénaires), la révolution industrielle s’est propagée à partir d’un seul centre et s’est répandue en quelques siècles seulement. C’est donc une révolution beaucoup plus rapide et à bien plus grande échelle. Il n’est donc pas étonnant que ses conséquences soient encore plus dramatiques.

  machine_vapeur La machine à vapeur de James Watt
qui déclencha la révolution industrielle

Son premier effet a été de résoudre pour un temps le problème de la surpopulation soulevé par Malthus. Grâce à la mécanisation de l’agriculture, aux engrais et pesticides industriels, et aux progrès dans le conditionnement et le transport des produits alimentaires, la population du globe est passée d’environ 600 millions d’individus en 1800 à 6 milliards (5) à la fin du 20ème siècle (octobre 1999).

Un autre effet majeur est un accroissement considérable des biens de consommation avec les conséquences que l’on sait pour l’homme et pour l’environnement: exode rural et concentration urbaine observés en Europe dès le 19ème siècle, pollution, etc…

Un troisième effet est une accélération du progrès technique auquel l’homme doit sans cesse s’adapter. Alors que la révolution industrielle se poursuit toujours, une nouvelle révolution dite de l’information et de la communication apparaît déjà dont nous ne mesurons pas encore les conséquences.

Une conséquence générale du progrès est la création d’inégalités dans la distribution des richesses non seulement entre les individus mais aussi entre les nations qui auront progressé avec plus ou moins de retard. Une autre conséquence est la crise qu’elle provoque dans la transmission des connaissances d’une génération à l’autre d’où une crise de l’éducation, ou plus généralement une crise de la culture (6).

Comme nous l’avons vu pour pour la révolution néolithique, une fois démarrée la révolution industrielle ne pouvait que s’étendre sur toute la surface de la planète. Imaginons un instant un pays qui aurait maîtrisé son expansion démographique et n’aurait nul besoin d’industrialisation. Comment pourrait-il résister à la pression exercée par les nations industrialisées qui l’entourent? D’où l’inévitable mondialisation plus dramatique aujourd’hui qu’elle ne l’a jamais été.

Ainsi l’homme est pris entre un passé familier mais qu’il est contraint d’abandonner et un avenir toujours menaçant. Comme l’a très bien décrit Kafka, “il a deux antagonistes: le premier le pousse de derrière, depuis l’origine. Le second barre la route devant lui. Il se bat avec les deux. Certes, le premier le soutien dans son combat contre le second car il veut le pousser en avant et de même le second le pousse en arrière. Mais il n’en est ainsi que théoriquement. Car il n’y a pas seulement les deux antagonistes en présence mais aussi, encore lui-même, et qui connaît réellement ses intentions? Son rêve, cependant, est qu’une fois, dans un moment d’inadvertance —et il y faudrait assurément une nuit plus sombre qu’il n’y en eu jamais— il quitte d’un saut la ligne de combat et soit élevé, à cause de son expérience du combat, à la position d’arbitre sur ses antagonistes dans leur combat l’un contre l’autre” (7).

L’homme saura-t’il un jour prendre son destin en main?

(1) http://www.linternaute.com/histoire/motcle/4660/a/1/1/revolution_industrielle.shtml
(2) http://icp.ge.ch/po/cliotexte/xviiie-et-xixe-siecle-revolution-industrielle-liberalisme-socialisme/revolution.industrielle.3.html
(3) Jean-Pierre Rioux, La révolution industrielle, 1780-1880 (Seuil, 1989)
(4) http://www.explorateurs-energie.com/index.php/les-energies/fossiles
(5) http://www.un.org/esa/population/publications/sixbillion/sixbilpart1.pdf
(6) Hannah Arendt, La crise de la culture (Gallimard, 1972)
(7) Cité par Hannah Arendt dans l’ouvrage précédent dont le titre anglais est “Between past and future” (entre le passé et le futur).


3 – La mondialisation

On parle beaucoup de nos jours du problème de la mondialisation comme d’un phénomène nouveau dont l’origine remonterait aux colonisations (1). Pour moi, la mondialisation a commencé il y a environ 60.000 ans lorsque les premiers représentants de l’espèce homo sapiens ont quitté l’Afrique.

Cette époque, appelée paléolithique supérieur, se caractérise par un progrès technique important dans l’art de la pierre taillée. La chasse devenant plus efficace, la population humaine s’étend rapidement provoquant un épuisement des ressources naturelles. C’est sans doute la première crise de l’humanité. Fallait-il renoncer au progrès? Il était parfaitement possible à l’humanité d’alors, de limiter sa population à quelques dizaines de milliers d’individus, de façon à équilibrer ses besoins alimentaires avec le renouvellement naturel du gibier. L’homme ne le fait pas. Vraisemblablement pour les raisons décrites dans l’article précédent, il continue à se multiplier. Il ne reste plus qu’une issue: quitter l’Afrique et affronter l’inconnu. Est-ce là la fuite du paradis terrestre?

En un peu moins de 50.000 ans l’homme se répand sur les 5 continents. On peut suivre cette épopée sur le site web de la revue américaine National Geographic (2). Pourquoi cette longue marche au cours de laquelle l’homme affronte des climats auxquels il n’est pas adapté? A cette époque, il se nourrit principalement de grands mammifères. N’ayant pas eu jusque là de prédateurs, ces animaux sont une proie facile pour un groupe d’hommes équipés de lances aux pointes de silex acérées. Hélas, ils se reproduisent lentement. C’est donc une ressource vite épuisée. Il faut aller toujours plus loin. Que ce soit en Australie il y a 46.000 ans ou en Amérique il y a 13.000 ans, l’extinction des grands mammifères coïncide chaque fois avec l’arrivée de l’homme. Bien que cette hypothèse soit encore débattue, il paraît de plus en plus probable que cette extinction est due à l’homme (3). Ainsi la tragédie de l’épuisement des ressources naturelles ne cesse de se répéter.

Il y a 10.000 ans, la population du globe atteint environ 10 millions d’individus. L’homme vit encore de chasse et de cueillette mais, la population continuant à croître, les ressources naturelles s’épuisent de plus en plus. C’est alors que l’humanité est secouée par une nouvelle crise toujours liée au progrès technique: la naissance de l’agriculture ou révolution néolithique. Cela ne se produit pas d’un coup mais de façon indépendante dans différentes régions du globe. D’abord au Moyen-Orient avec le blé, puis en Chine avec le riz, enfin en Amérique centrale avec le maïs, dans les Andes avec la pomme de terre et en Afrique avec la patate douce (4). L’agriculture amène l’élevage et la domestication des animaux. La mondialisation de l’agriculture permet à l’homme d’augmenter la densité de sa population par un facteur 50.

Cela n’est pas sans traumatismes. La terre devenant propriété privée, les inégalités sociales se développent (4). La transmission du savoir-faire est bouleversée. L’augmentation de la densité de la population et la promiscuité avec les animaux favorisent la naissance et la propagation d’épidémies. L’homme doit s’adapter à un nouveau régime alimentaire. On en retrouve la trace dans nos gènes (5).

 

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La carte de l’expansion de l’agriculture telle qu’on la retrouve

dans nos gènes (d’après Luca Cavalli-Sforza)

 

L’agriculture conduit aussi à une rapide dégradation de l’environnement liée au déboisement. On en a vu les conséquences en Polynésie (Mangareva et île de Pâques). Au Moyen-Orient, berceau de l’agriculture, le roi Gilgamesh (2.700 ans avant Jésus Christ) “défie le dieu des forêts”. En 1.500 ans la surface boisée du Liban passe de 90% à 7% provoquant une diminution de 80% des précipitations. L’irrigation sale les terres épuisées mettant fin à la civilisation sumérienne. Celle-ci laisse derrière elle le désert qu’on connaît aujourd’hui (6).

Fallait-il à nouveau renoncer au progrès? revenir au bon vieux temps de la chasse et de la cueillette? Adoptée par un peuple, l’agriculture ne pouvait que s’étendre aux peuples voisins. Comment en effet limiter l’expansion de la population dans une région lorsque celle des régions voisines augmente et devient menaçante? problème semblable au “dilemme du prisonnier” décrit dans notre article précédent. La mondialisation de l’agriculture est donc inéluctable. Elle semble avoir marqué notre mémoire collective comme la vraie fin du paradis terrestre.

Grâce à l’agriculture, la population du globe passe de 10 millions d’individus au début du néolithique à 1 milliard d’individus au 18ème siècle (7), époque à laquelle le problème de la surpopulation du globe se pose de nouveau. En 1798 Thomas Robert Malthus publie son essai sur “le Principe de population”. Contrairement aux prévisions de Malthus, la population du globe continue à augmenter grâce à de nouveaux progrès techniques et à une nouvelle crise: la révolution industrielle. Nous en observons aujourd’hui la mondialisation et ses conséquences: montée des inégalités sociales, crise de l’éducation, apparitions de nouvelles épidémies (SIDA), problèmes liés à l’alimentation (obésité), dégradation rapide de l’environnement. Tout cela n’est pas sans rappeler la révolution néolithique. Peut-on en tirer un enseignement?

(1) Voir par exemple: Daniel Cohen. La mondialisation est ses ennemis (Grasset et Fasquelle, 2004)
(2) https://genographic.nationalgeographic.com/
(3) http://ecologie.nature.free.fr/pages/dossiers/dossier_extinction_des_especes.htm
(4) Voir: Jared Diamond. De l’inégalité parmi les sociétés (Gallimard, 2000).
(5) Luca Cavalli-Sforza. Gènes, Peuples et Langues (O. Jacob, 1996)
(6) http://generationsfutures.chez-alice.frr/obj_fossile/histoireenergie.htm
(7) http://www.un.org/esa/population/publications/sixbillion/sixbilpart1.pdf


2 – La tragédie des biens communs

Jared Diamond décrit de nombreux autres exemples de fin de civilisations, le plus connu étant celui de l’île de Pâques. La situation est particulièrement tragique dans une île isolée où la population n’a aucune possibilité d’émigrer. Il semble que ce soit une caractéristique des populations non seulement humaines mais aussi animales de proliférer jusqu’à épuisement des ressources naturelles et de s’effondrer ensuite.

 

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L’ île de Saint Mathieu dans la mer de Behring

En 1944, 29 rennes ont été importés sur l’île de Saint Mathieu (St. Matthew island) dans la mer de Bering. Dix neuf ans plus tard, faute de prédateurs, le nombre des rennes atteignait le chiffre de 6.000. Les ressources s’épuisant rapidement, la population s’effondra. En 1966 il ne restait plus que 42 survivants et d’innombrables carcasses (1). On conçoit que des animaux comme les rennes n’aient pas eu la sagesse d’éviter le désastre en contrôlant l’expansion de leur population. L’homme serait-il aussi inconscient?

Un élément de réponse a été donné au 19ème siècle par un spécialiste d’économie politique, William Forster Lloyd. Lloyd s’inquiétait de la surexploitation des pâturages communaux. A cette époque un individu pouvait parfaitement vivre du lait de sa vache. Imaginons un pâturage communal permettant à une vingtaine d’individus d’y faire paître leur vache. Un individu parfaitement rationnel peut décider de faire des économies et d’acheter une deuxième vache. Il pourra ainsi doubler ses revenus. L’inconvénient —supporté par tous les utilisateurs du pâturage— est que chaque vache aura 1/20ème soit 5% d’herbe en moins à brouter. Cet inconvénient lui paraîtra certainement mineur en regard du doublement son bénéfice. En l’absence de réglementation, il achètera donc une deuxième vache. A court terme celle-ci lui apportera en effet un important bénéfice. Le problème est que beaucoup d’autres en feront sans doute autant, rendant à terme le pâturage inutilisable.

L’analyse de Lloyd a été reprise au 20ème siècle par Garrett Hardin (2) dans un article publié en 1968 dans Science (3) sous le titre de “The tragedy of the commons” que je traduis ici par “la tragédie des biens communs”. Hardin montre que l’analyse de Lloyd s’applique d’une façon générale à tous les problèmes liés à la surpopulation tels que l’épuisement des ressources naturelles ou la pollution.

Le dilemme du paysan qui se décide à acheter une deuxième vache est connu des mathématiciens, spécialistes de la théorie des jeux, sous le nom de “Dilemme du prisonnier” (4). Le problème vient du fait que l’optimum pour un ensemble d’individus n’est pas le même que pour chacun d’entre eux. Mathématiquement, on ne peut pas optimiser un système en optimisant chacun de ses sous-systèmes ou, d’une manière générale, on ne peut pas optimiser plus d’une variable à la fois.

Ce théorème mathématique contredit l’affirmation d’Adam Smith qu’un individu poursuivant uniquement son intérêt particulier serait conduit “comme par une main invisible” à promouvoir l’intérêt général. Les théories économiques libérales en vogue aujourd’hui et dont Adam Smith est le père semblent donc viciées la base (5).

Les économistes libraux s’en défendent en disant qu’Adam Smith n’a jamais prétendu que l’intérêt particulier coïncidait dans tous les cas à l’intérêt général. Pour eux, la solution à la tragédie des biens communs est la privatisation. Malheureusement, toute privatisation suppose un partage des ressources, ce qui soulève de nouveaux problèmes. D’abord le partage n’est pas toujours possible (exemple: les baleines). Pour pouvoir être partagées les ressources doivent être à la fois prévisibles et défendables (6). Lorsque le partage est possible alors subsiste le problème de l’équité du partage.

Pour Garrett Hardin la tragédie des biens communs ne peut être résolue que par l’imposition d’une réglementation admise par tous, autrement dit un pouvoir démocratique.

(1) voir: http://www.gi.alaska.edu/ScienceForum/ASF16/1672.html
(2) Garrett Hardin: http://www.garretthardinsociety.org/gh/gh_cv.html
(3) Science, 162(1968):1243-1248. Cet article est accessible sur le web à: http://dieoff.org/page95.htm
(4) voir: http://fr.wikipedia.org/wiki/Dilemme_du_prisonnier
(5) voir: http://plus.maths.org/issue14/features/smith/
(6) Stephan Shennan, Genes, memes and human history (Thames & Hudson, 2002)


1 – La fin d’une civilisation

Dans son dernier livre intitulé “Collapse” (1), Jared Diamond décrit la fin de diverses civilisations et met en évidence des causes communes. Se pourrait-il que notre civilisation touche, elle aussi, à sa fin? Je vous propose ici un résumé (à peine romancé) du chapitre 3 de son livre où il traite d’une civilisation polynésienne.

Ayant progressivement peuplé les différentes îles du Pacifique, les polynésiens y développèrent de nombreux îlots de civilisation. Si certaines de ces civilisations se sont maintenues jusqu’à nos jours, d’autres ont connu une fin souvent dramatique comme celle de Rapa Nui (île de Pâques) (2). Avant d’atteindre Rapa Nui, les polynésiens se sont installés dans une île un peu plus à l’Ouest appelée Mangareva dans l’archipel des Gambier. Cela se passait à l’époque de Charlemagne.

Longue de 9 km et large de 5km, l’île de Mangareva recevait assez d’eau de pluie pour avoir été à l’époque recouverte par une forêt. Les polynésiens pouvaient y vivre de poissons, de coquillages et des fruits de leurs plantations (taros, patates douces, bananiers, arbres à pain). Ils manquaient cependant de bonnes pierres pour fabriquer leurs outils. Ils partirent donc à la recherche d’autres îles.

En bons navigateurs, les polynésiens partaient toujours vers l’est de façon à remonter le vent (les alizés), sachant qu’en cas de difficultés ils pourraient revenir plus facilement. Quelle ne fut pas leur joie de découvrir à plusieurs jours de navigation (environ 500 km au sud est) un petit îlot de 2 à 3 km de diamètre riche en verre volcanique et en basalte à grains fins, matériaux idéaux pour les outils. Cet îlot est connu de nos jours (sous le nom de Pitcairn) pour avoir recueilli des révoltés du Bounty. Nos polynésiens revinrent chargés de pierres sachant qu’ils pourraient retourner à Pitcairn en cas de besoin.

canot polynésien

reproduction d’un bateau polynésien (Hokule’a II)

Les conditions étant favorables, ils s’installèrent définitivement à Mangareva et se multiplièrent. Au bout de plusieurs générations, l’île de Mangareva devint trop petite pour nourrir toute la population. Disposant de bois et d’outils, ils construisirent des embarcations et repartirent vers l’est. C’est ainsi qu’ils découvrirent l’île d’Henderson à 160 km au nord-est de Pitcairn.

Récif corallien de 10 km de long et 5 km de large, Henderson est entouré d’eaux peu profondes riches en crabes, langoustes et autres fruits de mer. De nombreux oiseaux de mer y vivent. Les réserves d’eau douce étaient suffisantes pour qu’un groupe s’y installe mais ne permettaient pratiquement pas d’agriculture. Un autre groupe s’installa à Pitcairn où l’agriculture était possible.

Les populations des trois îles vécurent ainsi quelques temps en symbiose. Régulièrement des embarcations partaient de Mangareva pour aller à la chasse et à la pêche à Henderson. Au retour, ils s’arrêtaient à Pitcairn d’où ils revenaient chargés de pierres pour fabriquer des outils qui leur permettaient de construire de nouvelles embarcations. La vie était possible grâce aux échanges entre les trois îles, très complémentaires les unes des autres. Jusqu’au jour où les arbres vinrent à manquer.

Lorsque les dernières embarcations devinrent inutilisables, les habitants d’Henderson et de Pitcairn se retrouvèrent isolés. Aucun d’eux ne survécut. En 1606 un navire espagnol jeta l’ancre à Henderson et découvrit une île inhabitée avec des monceaux de déchets, seuls témoins d’une civilisation passée. En 1790, lorsque des révoltés du Bounty se réfugièrent à Pitcairn, celle-ci était aussi inhabitée. Pendant ce temps à Mangareva l’eau de pluie emportait à la mer les restes de terre fertile d’une île de plus en plus dénudée, où seuls subsistaient encore quelques malheureux individus.

En lisant ce récit on ne peut s’empêcher de penser à ce qui se passe aujourd’hui à l’échelle de la planète: intensifs échanges commerciaux transocéaniques; spécialisation des différents pays où chacun devient dépendant des autres; surpopulation; épuisement des ressources naturelles, accumulation des déchets et dégradation de l’environnement. Subirons-nous le même sort que ces polynésiens?

Jared Diamond pose la question: pourquoi n’ont-ils pas vu arriver le désastre? pourquoi ont-ils (comme à l’île de Pâques) abattu tous leurs arbres? Ne sommes-nous pas aveugles nous aussi? J’essaierai de répondre à cette question dans un prochain article.

(1) Jared Diamond, Collapse, How societies choose to fail or succeed. (Viking, Penguin group, 2005)
(2) Voir: http://www.econologie.com/articles.php?lng=fr&pg=689&