46 – Le système immunitaire et le chaos

Les êtres vivants mémorisent de l’information dans leurs gènes. Les organismes évolués mémorisent aussi de l’information dans leur cerveau. Il existe un troisième type de mémoire, intermédiaire entre les deux précédents, dont je n’ai pas parlé dans mon livre, le système immunitaire.

Héritée des parents, l’information mémorisée dans les gènes se réactualise au cours des générations. En partie aussi héritée, l’information du système immunitaire se réactualise beaucoup plus vite, au cours même de la vie d’un individu, notamment durant l’enfance. L’information mémorisée dans le cerveau évolue encore plus vite et se réactualise tous les jours.

Comme il se doit, chacune de ces structures s’auto-organise en créant des avalanches. Les gènes créent des avalanches de descendants. En réponse à des antigènes, le système immunitaire crée des avalanches d’anticorps. Enfin, le cerveau crée des avalanches de signaux électriques.

Tout cela dissipe de l’énergie. On sait que, par unité de masse, le cerveau dissipe dix fois plus d’énergie que les autres organes du corps. Le fonctionnement du système immunitaire réclame lui aussi beaucoup d’énergie. C’est pourquoi nous évitons de tout faire fonctionner en même temps. Nous réfléchissons avant d’agir, dissipant l’énergie d’abord dans le cerveau avant de la dissiper dans les muscles. Le système immunitaire fonctionne au mieux lorsque le cerveau et les muscles sont tous les deux au repos, c’est-à-dire pendant le sommeil. Les biologistes ont remarqué que lorsqu’un animal est stressé, comme une gazelle devant un lion, son système immunitaire et son système digestif s’arrêtent de fonctionner. Toute l’énergie disponible est utilisée pour la fuite.

On peut se poser la question de savoir si ces processus énergétiques ont un équivalent en sciences humaines. J’explique dans mon livre comment les échanges d’information entre les individus d’une société créent une intelligence collective. Les progrès scientifiques et techniques peuvent être considérés comme le résultat du fonctionnement d’un cerveau global. Quel serait alors l’équivalent du système immunitaire? Si l’on considère un organisme multicellulaire comme une société de cellules, on peut dire que le système immunitaire identifie les cellules dont le comportement est asocial. Il joue donc le rôle des forces de l’ordre.

Durant les périodes de croissance économique, les membres d’une société coopèrent volontiers entre eux. Animés par une culture ou idéologie commune, ils œuvrent de façon solidaire pour le bien commun. C’est l’équivalent du phénomène de sélection de parentèle en biologie: la sélection naturelle agit sur le groupe plutôt que sur l’individu. Les individus asociaux sont rares et faciles à identifier. Les forces de l’ordre sont peu nombreuses et bien acceptées par la société.

Cependant, la croissance économique ne peut se maintenir que par une différentiation des individus dont les activités deviennent de plus en plus spécialisées et complémentaires. Cela entraîne une diversification des cultures d’où une montée de l’individualisme qui rend la solidarité de plus en plus précaire. La croissance économique ralentit. On observe le même phénomène dans les écosystèmes où la résilience prend progressivement le pas sur l’efficience. En physique, c’est le passage de l’ordre vers le chaos.

Dans les sociétés humaines, la montée de l’individualisme rend les individus asociaux plus difficiles à identifier. Les forces de l’ordre croissent en nombre. Elles sont ressenties comme étant de plus en plus oppressives. La population des prisons s’accroît. La sélection naturelle n’agit plus sur le groupe qui perd son unité culturelle, mais sur les individus. Elle favorise ceux qui dissipent le plus d’énergie, c’est-à-dire les gens riches. Lorsqu’un État devenu policier favorise les gens riches, on parle d’une montée du fascisme.

Dans mon livre, je montre que le cerveau global d’une telle société fonctionne toujours mais ne percole plus. Devenu incapable d’agir, il s’endort pour se restructurer. C’est bien pendant le sommeil que l’activité des systèmes immunitaires se développe. Tout se tient!


45 – Les Pieds tanqués

Beaucoup de mes lecteurs me trouvent trop optimiste. Comment l’humanité pourra-t-elle jamais se remettre de l’effondrement qui s’annonce?

Je suis allé dimanche soir à Montfort assister à la représentation de la nouvelle pièce de Philippe Chuyen « Les Pieds tanqués », belle illustration de la façon dont la France s’est remise d’un grand effondrement: celui de son empire colonial.

Sur scène arrive un provençal qui s’apprête à jouer aux boules. Bientôt deux autres le rejoignent: un arabe et un pied noir. À peine commencée, la partie est interrompue par un parisien, nouvellement installé dans le midi, qui demande s’il peut se joindre à eux. Quatre personnages représentant quatre cultures différentes, illustration parfaite du « chaos culturel » provoqué par les effondrements.

Chacun d‘entre eux est le fils d’une victime de l’effondrement. On apprendra que, après avoir été Résistant, le père du parisien est parti se battre en Indochine où il a été fait prisonnier. Rescapé du Viet Cong, il est allé ensuite combattre le FLN en Algérie. Là, il s’est suicidé. Fils d’un combattant du FLN, l’arabe a aussi un oncle harki. Le pied noir rappellera la rage avec laquelle son père a arraché sa vigne avant de quitter l’Algérie. Quant au provençal, son père communiste soutenait le FLN contre ses compatriotes engagés en Algérie.

Meilleur joueur, le provençal fait équipe avec le parisien, laissant les deux natifs d’Algérie jouer ensemble. La pétanque offre une illustration parfaite de ce mélange de coopération et de compétition qu’est la vie. À l’accordéon, Jean-Louis Todesco entrecoupe les scènes de ses chansons, dont certaines évoquent Brassens ou Aragon.

Peu à peu la discussion s’envenime. Le parisien fait mine de s’en aller. Il est vite retenu. Un peu plus tard, c’est le provençal qui menace de quitter la partie, vite ramené lui aussi sur le terrain. Une nouvelle fraternité s’instaure entre les personnages, tous héritiers d’une même culture issue de la Méditerranée. La pièce se termine lorsque le provençal marque le dernier point, montrant aux trois autres comment il faut jouer. Si ce dernier fait maintenant figure de colonisé, tous se promettent de mieux jouer la future partie qui s’annonce.

Une pièce à voir cet été dans le Var ou au festival off d’Avignon (http://artscenicum.fr/).


43 – Conférence à La Seyne-sur-Mer

Le samedi 19 mai, j’ai été invité à participer à une conférence-débat sur le thème de « la décroissance » avec Vincent Cheynet. Cette conférence a eu lieu dans le cadre du rassemblement « Mai Citoyen » de La Seyne-sur-Mer. Voici le texte de mon intervention:

Mes premiers pas de chercheur en astrophysique ont été guidés par Jacques Émile Blamont, un des pères de la recherche spatiale en France et en Europe. J’ai eu le privilège d’être à ses cotés lors de la première expérience spatiale française, un tir de fusées Véroniques au Sahara pour l’étude de la haute atmosphère, en mars 1959. Dix ans plus tard, l’homme mettait les pieds sur la lune.

Il s’en est suivi un progrès sans précédent de nos connaissances, d’abord du système solaire par l’envoi de robots dans l’espace, puis de tout l’univers par la mise en orbite du télescope spatial. Un progrès similaire a été enregistré dans tous les domaines de la science.

J’ai vécu cette période avec enthousiasme, comme une période de progrès qui me semblaient ne pouvoir être que bénéfiques, comme l’avaient été les progrès antérieurs de la société. Lorsque j’ai pris ma retraite, en janvier 2001, il était devenu clair que ce n’était pas le cas.

Depuis, la situation s’est encore aggravée. L’économie va de plus en plus mal. Le chômage perdure et les inégalités sociales ne cessent de croître. L’épuisement de nos ressources naturelles, notamment du pétrole, crée une terrible menace, à laquelle s’ajoute celle du réchauffement climatique et de la pollution. Aujourd’hui la radioactivité créée par l’accident de Fukushima menace la Californie et risque de s’étendre sur tout l’hémisphère nord. Depuis 1970, les scientifiques sont de plus en plus nombreux à tirer le signal d’alarme.

Les chercheurs de ma génération, notamment ceux en sciences de l’univers, s’interrogent. En 2004, Jacques Émile Blamont publie son Introduction au siècle des menaces, un livre extrêmement pessimiste. André Lebeau ancien directeur de Météo France qui a occupé de hautes fonctions administratives au Centre d’études spatiales, publie successivement L’engrenage de la technique, L’enfermement planétaire, puis Les horizons terrestres. Un collègue et ami, élève comme moi de Blamont, Roger Maurice Bonnet, qui a été Directeur scientifique à l’Agence spatiale européenne, publie avec Lodevijk Woltjer, ancien directeur de l’Observatoire européen austral, un livre en anglais dans lequel ils s’interrogent sur les chances de survie de l’humanité. En 2005, je mets sur un blog mes réflexions sur le sujet. En 2012, ces réflexions aboutissent à un livre intitulé: Thermodynamique de l’évolution.

Pourquoi la thermodynamique? Dans ce livre, je tiens un raisonnement de physicien: l’évolution est irréversible. Chacun de nous nait, vieillit, et meurt. On ne rajeunit pas. Les étoiles font de même. Pourtant, les grandes lois de la physique ne dépendent pas du sens du temps. Seule la thermodynamique traite des processus irréversibles. Elle seule peut donc expliquer l’évolution.

La thermodynamique est la science qui étudie la production d’énergie mécanique à partir de la chaleur. Elle a été fondée par un français Sadi Carnot (oncle du président de la République du même nom). Dans un livre publié en 1824 et intitulé Réflexions sur la puissance motrice du feu, Sadi Carnot montre que, si l’énergie mécanique peut être intégralement convertie en chaleur, la chaleur ne peut être que partiellement convertie en énergie mécanique. La dissipation de l’énergie mécanique en chaleur a donc un caractère irréversible. Le rendement des moteurs thermiques ne peut pas dépasser une valeur maximale appelée rendement de Carnot.

On sait que, dans un moteur thermique, le feu est une réaction chimique dans laquelle le carbone et l’hydrogène se combinent à l’oxygène de l’air pour produire du gaz carbonique et de l’eau. Il se trouve que c’est la même réaction chimique qui nous fait vivre. Le carbone et l’hydrogène que nous ingérons dans nos aliments se combinent à l’oxygène que nous respirons pour produire le gaz carbonique et l’eau que nous exhalons. La réaction se fait plus lentement et à plus basse température grâce à des catalyseurs appelés enzymes. Elle permet de maintenir la température de notre corps et produit l’énergie mécanique nécessaire à nos déplacements. Nous sommes donc aussi des machines thermiques. Ce n’est pas par hasard si la flamme est un symbole de vie.

On sait que le feu est dangereux. L’homme a dû apprendre à le maîtriser. On dit à nos enfants de ne pas jouer avec le feu. On dit aussi que la première minute un incendie s’éteint avec un verre d’eau, la deuxième minute avec un seau d’eau, après on fait ce que l’on peut! Le fait est que, lorsqu’on s’en aperçoit, il est généralement trop tard. C’est ce qui arrive actuellement à l’humanité: l’Homme a évolué sur Terre comme le ferait un incendie.

Que s’est-il passé? Il y a deux siècles, l’Homme a découvert et appris à utiliser les énergies fossiles. Il a décuplé sa puissance mécanique donc sa production industrielle et agricole. D’où une explosion démographique, explosion formellement de même nature que celle des moteurs à explosion.

Même si les économistes pensent que la croissance économique peut durer éternellement, chacun sait que le feu s’arrête. Il s’arrête quand il n’y a plus rien à brûler. Mais c’est un désastre. On peut considérer l’explosion de la production industrielle comme un tel désastre. Vu sous cet angle, il faut arrêter l’incendie, d’où l’idée de la décroissance. Pour les plus pessimistes, on court vers la fin de l’humanité.

La réalité est plus complexe. Elle nous est révélée par la biologie. Chacun sait qu’au printemps la végétation explose. Du jour au lendemain des fleurs apparaissent au bord des routes, souvent toutes les mêmes. Mais bientôt elles se fanent. D’autres les remplacent. La vie est une suite d’explosions. Il en est de même des sociétés humaines.

Le mécanisme est maintenant connu. Il s’agit d’un mécanisme de thermodynamique hors équilibre appelé criticalité auto-organisée que je me contenterai ici d’illustrer.

C’est d’abord un mécanisme de mémorisation d’informations. Une graine est un concentré d’énergie et d’information mémorisées. Énergie et information sont les deux grandeurs fondamentales de la thermodynamique (l’entropie est l’opposé de l’information). L’information contenue dans une graine est codée par un code, dit génétique, à 4 lettres. Elle correspond à un environnement caractérisé par des conditions particulières (température, humidité). Lorsque ces conditions sont réunies, la graine germe et la plante se développe, utilisant l’énergie solaire, le gaz carbonique et l’eau pour produire de la matière organique. Plus tard de nouvelles graines germerons, correspondant à des environnements différents.

Il y a ensuite réplication de l’information. La plante nouvellement formée va produire de nouvelles graines qu’elle rejette. Celles-ci germeront l’année suivante. L’information contenue dans ces nouvelles graines n’est jamais parfaitement identique à la précédente. Il y a des hybridations et des mutations. L’hybridation fait que des fleurs blanches et des fleurs rouges de la même espèce pourront donner des fleurs roses. Des mutations aléatoires peuvent provoquer d’autres transformations.

Ce même mécanisme s’applique aux sociétés humaines. Dans ce cas, l’information génétique ne joue plus qu’un rôle secondaire. L’information principale est mémorisée dans les cerveaux, qui servent de mémoire vive, et dans les livres qui servent de mémoire de masse. Elle est aussi codée. En France notre code a 26 lettres. On appelle cette information la culture.

Cette information est reproduite grâce à l’éducation. Elle évolue par hybridation. On reçoit la culture de son père et de sa mère. Elle évolue aussi par mutations (les idées évoluent). L’évolution culturelle est beaucoup plus rapide que l’évolution génétique. Les mutations dominent. En voici quelques exemples:

La civilisation romaine est née de graines de culture grecque (religion polythéiste) avec hybridation étrusque. L’explosion est partie de Rome et a duré plusieurs siècles. Elle s’est étendue à l’Italie puis à tout le pourtour méditerranéen avant de s’éteindre d’abord à l’ouest, ensuite à l’est. Elle a donné naissance à de nouvelles graines ayant subi une mutation. De polythéiste la culture est devenue monothéiste. Ces nouvelles graines ont plus tard germé pour donner naissance à la chrétienté du Moyen-Âge. Les mutations ont tendance à engendrer un phénomène de rejet. Résistants à la culture ambiante, les premiers chrétiens ont été persécutés.

Plus récemment, l’Union soviétique est née de graines d’idéologie communiste. L’explosion a donné naissance au bloc soviétique. Elle a pris fin en 1989 en libérant des graines libérales qui, elles aussi, résistaient.

En 1940, à la suite de l’invasion allemande, la France est passée brutalement d’une culture républicaine symbolisée par la devise « liberté, égalité, fraternité » à une culture autoritaire symbolisée par la devise « travail, famille, patrie ». Elle a rapidement engendré une variété de graines résistantes (giraudistes, gaullistes, communistes) qui ont fini par former le Conseil National de la Résistance, germe qui a engendré notre société d’après guerre.

Aujourd’hui, on assiste au déclin, non pas de la race humaine, mais d’une société d’idéologie libérale. Cette société a d’ores et déjà engendré une grande variété de graines résistantes. Ce rassemblement de Mai Citoyen en réuni de multiples exemples. Le thème de cette conférence a été choisi pour illustrer une forme originale de Résistance, « la décroissance », germe dont on peut penser qu’il se développera dans nos sociétés futures.


42 – Les retournements d’opinion

Dans le précédent article (41) j’ai montré comment on peut appliquer le modèle de cerveau de Bak et Stassinopoulos au « cerveau global » formé par les relations entre individus dans une société humaine. Je propose aujourd’hui d’illustrer ce processus par quelques dessins humoristiques.

Le dessin ci-dessous montre le résultat d’un consensus dû à une expérience commune acquise par le passé.

Moutons1Dessin 1

Le dessin suivant montre que dans certaines conditions environnementales ce consensus peut conduire à une catastrophe. Certains individus, particulièrement sensibles à l’environnement, s’en rendent compte et essayent d’alerter leur congénères, mais cela tend à créer des conflits. Pour éviter les conflits, beaucoup d’individus refusent le dialogue. Dans le modèle de Bak et Stassinopoulos, cela correspond à une baisse de l’intensité des connections (article 41).

Moutons2Dessin 2

Lorsque l’effet des nouvelles conditions environnementales se fait de plus en plus sentir, un nombre croissant d’individus s’interrogent et s’apprêtent à changer d’opinion. Dans le modèle de Bak et Stassinopoulos, cela correspond à une baisse des seuils (article 41). Le dernier dessin montre un retournement d’opinion créé par un leader charismatique.

Moutons3Dessin 3

Ces retournements d’opinion sont l’analogue des retournements de spin dans un matériau ferromagnétique (section 3.2.2 de mon livre). Il y a formation d’un nouveau domaine d’Ising. Pour une illustration sur les domaines d’Ising dans une société humaine, cliquer ici.

Il est clair que ce modèle s’applique aux sociétés libérales actuelles. Pendant un certain temps, le libéralisme (levier droit) a permis de maintenir la croissance économique (le singe reçoit de plus en plus de cahuettes). Les conditions environnementales ayant changé (le feu est passé au rouge), la production décroit inexorablement (les cacahuettes deviennent de plus en plus rares). Le singe s’inquiète mais continue à pousser le levier droit sans résultat. Ce n’est qu’après l’arrêt complet de l’arrivée des cacahuettes que, en désespoir de cause, le singe se décidera à pousser le levier gauche…


41 – L’évolution des croyances et la loi en 1/f

En 1995, Dimitris Stassinopoulos et Per Bak publiait leur modèle de fonctionnement du cerveau (1). Ce modèle simule le cerveau d’un singe face à un signal lumineux et deux leviers. Pour obtenir de la nourriture, le singe doit appuyer sur le levier gauche si le signal est rouge, sur le levier droit si le signal est vert (voir section 9.3 de mon livre). Le réseau neuronal du modèle s’auto-organise par oscillations successives autour du point critique, produisant des avalanches de signaux dont l’amplitude est inversement proportionnelle à leur fréquence (loi en 1/f).

Initiallement, lorsque le signal lumineux change de couleur, le singe continue à appuyer sur le même levier. L’absence de nourriture entraîne une baisse de l’intensité des connections. L’activité du singe diminue. Mais la faim entraîne un abaissement des seuils. De nouvelles connections se forment et l’activité du singe reprend. Les oscillations autour du point critique se poursuivent jusqu’au succès récompensé par un apport de nourriture.

Ce modèle s’applique aussi bien au cerveau global formé par un ensemble d’individus échangeant de l’information, par exemple l’ensemble de la population du globe. Une région spécialisée de ce cerveau global est formée par l’ensemble des économistes. Ce sous ensemble régit actuellement l’économie mondiale suivant un modèle dit néoclassique, fruit de l’expérience passée.

Le modèle néoclassique admet qu’une croissance économique régulière peut être indéfiniment maintenue grâce au progrès scientifique et technique. Les crises économiques actuelles remettent en question ce modèle. Dans sa conférence du 1er mars, Dennis Meadows (voir article précédent) montre l’évolution progressive de la pensée des économistes concernant les limites de la croissance. Je traduit en français sa présentation:

– 1970: Il n’y pas de limites.
– 1980: Il y a des limites, mais on en est bien loin.
– 1990: Les limites sont proches, mais la technologie et le marché s’en affranchiront aisément.
– 2000: La technologie et les marchés ne s’affranchissent pas toujours des limites, mais la croissance du PNB nous apportera plus de ressources pour résoudre les problèmes.
– 2010: Si nous avions été capable de maintenir la croissance, nous n’aurions pas de problème avec les limites.

Cette séquence illustre parfaitement la manière dont le cerveau (global ou non) fonctionne. Les croyances acquises tendent à se maintenir le plus longtemps possible. Sous la pression des faits (diminution de l’apport énergétique), les croyances se modifient peu à peu, par itérations successives. Elles le font de façon à préserver l’acquis le plus longtemps possible.

Chaque modification correspond à une petite restructuration du cerveau global (les croyances évoluent). Cela se traduit par des petites restructurations de la société: depuis le recyclage des déchets jusqu’à l’introduction d’une taxe carbone. L’importance de ces restructurations est en 1/f. Cela signifie qu’elles sont d’autant plus nombreuses que leur impact est plus faible.

Dennis Meadows traduit cela en disant qu’on soigne les symptomes (pollution, réchauffement climatique, etc…) plutôt que le mal (la croissance). Pour Meadows, dès 1972 son rapport avait correctement diagnostiqué l’origine du mal. Il pensait que la société allait en tenir compte et ralentir la croissance. Quarante ans plus tard, on vit toujours dans une économie productiviste.

Le modèle du cerveau décrit plus haut en donne une explication. Le comportement ne change que sous la pression de l’environnement. Les relations économiques font partie des relations sociales qui elles-même font partie des relations écologiques. Les crises sont donc d’abord économiques avant de s’étendre pour devenir sociales puis écologiques. Faudra-t-il attendre ce dernier stade pour que les économistes comprennent enfin la cause de nos malheurs? Non seulement une décroissance devient inévitable, mais plus on cherche à la retarder plus elle sera forte.

(1) Stassinopoulos, D., Bak, P., Phys. Rev. E 51 (1995) 5033.


40 – Conférence de Dennis Meadows

Le 1er mars dernier, Dennis Meadows, auteur du célèbre rapport publié en 1972 sous le titre « The Limits of Growth », traduit en français par « Halte à la croissance? », a donné à Washington une conférence intitulée « It is too late for sustainable development » (C’est trop tard pour le développement durable). Je recommande vivement de visionner cette conférence (en anglais). Vous pouvez le faire sur l’internet en cliquant ici.

Ce discours m’a frappé parce qu’il montre la chute du niveau culturel dans nos sociétés. On sait que la fin de l’empire romain a été accompagnée par une montée de l’analphabétisme. Une baisse analogue du niveau culturel s’observe de nos jours avec la crise de l’éducation. J’en donne une explication à la section 13.5 de mon livre.

Dans la première partie de son discours, Meadows se plaint de l’incompréhension manifestée par la majorité des lecteurs ou auditeurs. Incapacité du public de comprendre une démarche scientifique basé sur des scénarios. Incapacité des médias de rendre compte correctement des conclusions. Tendance du public à justifier coûte que coûte des idées préconçues, plutôt que de confronter des hypothèses à la réalité. Rejet de toute idée pessimiste ou déplaisante.

Pour faire passer son message, Meadows en vient à utiliser des techniques pédagogiques du genre de celles qu’on utilisait autrefois à l’école primaire. Il demande au public de croiser les bras ou de taper des mains en même temps que lui!

On lira aussi avec intérêt l’interview de Meadows sur le site du Smithsonian Institute. Les commentaires des lecteurs du site sont, pour la plupart, d’un niveau de compréhension affligeant. On lira enfin avec intérêt un résumé d’une présentation de Meadows faite en 2010 au « Population Institute”.

On constatera que les résultats présentés par Meadows sont totalement conformes aux lois de la thermodynamique: l’effondrement prédit est caractéristique du processus de criticalité auto-organisée (passage de l’ordre au chaos). Dans mon livre, je montre que non seulement l’effondrement est inévitable, mais il l’était déjà en 1972 parce qu’il ne peut être évité sans une prise de conscience globale de toute l’humanité. Meadows attribue l’effondrement au fait que les investissements deviennent de moins en moins rentable. C’est bien une conséquence de l’effet de la reine rouge (section 13.4 de mon livre).

Un seul bémol. Meadows conclut son allocution du 1er mars en disant qu’il faut maximiser « la résilience du système ». Il n’a pas réalisé que c’est ce que fait depuis longtemps le libéralisme et, mieux encore, le néolibéralisme. Cette politique a pour effet de maintenir la croissance coûte que coûte, retardant l’effondrement le plus longtemps possible. C’est parce qu’il était moins résilient que le bloc soviétique s’est effondré. C’est aussi la raison pour laquelle le libéralisme se répand partout dans le monde. Mais plus on retarde l’effondrement, plus la situation va s’aggraver. La solution n’est pas d’augmenter la résilience du système, mais de changer de système et cela ne peut se faire qu’après l’effondrement du système actuel. Les révoltes sociales ne manqueront pas de se charger de cet effondrement.


39 – Des lecteurs m’écrivent

Des lecteurs m’écrivent pour me poser des questions, s’appuyant parfois sur des exemples. L’un d’entre eux a suggéré le covoiturage. Cela m’a donné l’idée d’illustrer le processus de criticalité auto-organisée avec le développement de l’industrie automobile. On y observe parfaitement les oscillations entre l’ordre et le chaos, la coopération et la compétition, l’efficience et la résilience.

Au début du XXe siècle Henry Ford commence à produire des voitures automobiles en série. L’autonomie qu’apporte une voiture particulière à celui qui la possède confère un tel avantage que, dans une société de compétition, ceux qui n’en ont pas sont très désavantagés. La demande croit rapidement. Les investissements faits par l’industrie automobile pour accroître la production permettent de diminuer le prix de revient. Cela a pour effet d’accroître encore la demande. C’est alors l’avalanche, une avalanche d’automobiles.

Une telle avalanche n’est pas sans effet sur l’environnement. Il faut construire des routes, aménager la circulation dans les villes, créer des postes de distribution de carburant. Mais plus vite on aménage le territoire, plus vite la production automobile augmente. On reconnait l’effet de la reine rouge. Bientôt les routes deviennent insuffisantes. Il faut construire des autoroutes, ce qui permet à la production automobile de s’accroître encore davantage. Il faut alors agrandir les autoroutes. Un processus apparemment sans fin.

Mais est-ce vraiment sans fin? Beaucoup le pensent. Cette croyance est à la base de notre économie dite «productiviste». Nos sociétés actuelles ne peuvent subsister que grâce à une croissance économique ininterrompue. En vérité les investissements faits pour s’adapter à l’évolution deviennent de plus en plus coûteux, car de plus en plus grande ampleur, et leur effet est limité par une durée de vie de plus en plus courte, car tout s’accélère. C’est cela l’effet de la reine rouge. Arrive un moment où les investissements ne sont plus rentables et l’avalanche s’arrête. Une restructuration devient nécessaire.

En ce qui concerne la circulation automobile, la restructuration est déjà largement avancée dans les grandes villes. Elle permet d’illustrer la nature générale du processus de restructuration des sociétés humaines. L’usage privé d’une automobile est un parfait exemple de maximisation de la résilience, c’est-à-dire d’aptabilité au changement. L’utilisateur du véhicule peut en effet modifier ses horaires comme il veut et quand il veut. Cet usage maximise l’individualisme et la compétition, mais il est inefficace. Les véhicules privés ne sont utilisés que quelques heures par jour et le plus souvent avec le conducteur comme seul passager.

Le processus de restructuration est la création d’un nouvel ordre à partir du chaos individuel. Dans mon livre, je le compare à la formation d’un cristal après recuit. Un ordre apparait dès que s’instaure une coopération entre deux ou plusieurs individus. C’est le cas du covoiturage. En diminuant la densité du traffic et la consommation d’essence, le covoiturage rend le transport plus efficace, mais l’augmentation de l’efficience se fait au dépend de la résilience. Les individus ne peuvent plus changer d’horaire sans s’être mis d’accord entre eux. L’étape suivante vers l’ordre est la mise en place de transports en commun. L’augmentation d’efficience se fait à nouveau au dépend de la résilience par l’instauration d’un horaire rigide.

On observe ce processus dans beaucoup de grandes villes où on a remis fiévreusement en place les rails de tramway qu’on avait enlevés au siècle dernier. Cela permet à l’énergie de se dissiper à nouveau. La dissipation reprend d’autant plus qu’on a construit à l’entrée des villes de très grands parkings. La population du globe continuant à croître, les tramways seront un jour saturés comme le métro parisien aux heures de pointes. Une nouvelle restructuration sera alors nécessaire, mais celle-ci risque d’impliquer la société toute entière.


38 – Interventions locales

J’interviendrai avec Vincent Cheynet dans la Conférence-débat sur le thème de la décroissance, qui se tiendra le samedi 19 mai à 19h à La Seyne-sur-mer (Salle Apollinaire).

Je donnerai également une conférence le dimanche 27 mai à 13h à la foire de Signes (salle des écoles) sur le thème: « Le développement durable est-il un mythe? ».