56 – L’hérédité sans gènes

Le magazine « Pour la science » vient de sortir (novembre-décembre 2013) un dossier ayant pour titre: « L’hérédité sans gènes ». Il y a dix ans on considérait encore l’ADN comme un programme informatique dictant les différentes phases du développement de l’embryon. Ce point de vue est en train de changer. Le phénomène de différentiation cellulaire apparait de plus en plus comme une suite de mutations dues en bonne partie au hasard. Un phénomène semblable à la sélection naturelle, favoriserait le développement des cellules appropriées à chaque étape du développement, l’environnement jouant un rôle essentiel. Ainsi le mécanisme de l’ontogenèse (développement de l’embryon) ressemblerait à celui de la philogenèse (développement des espèces).

Que disent à ce sujet les lois de la thermodynamique? On sait maintenant que les structures dissipatives s’auto-organisent à la manière des transitions de phase. En physique, une transition de phase est un changement d’état de la matière, par exemple le passage de l’état liquide à l’état gazeux ou le passage de l’état ferromagnétique à l’état paramagnétique. Les physiciens distinguent deux types de transition de phase: les transitions continues et les transitions abruptes.

Les transitions continues se produisent dans des conditions très particulières, notamment à une température bien précise appelée température critique. Elles sont caractérisées par une discontinuée de la dérivée première de la fonction entropie: de l’information apparait progressivement au fur et à mesure que la phase ordonnée se développe. Le passage du paramagnétisme au ferromagnétisme est une transition de phase continue. Sa température critique, dite température de Curie, est de 770° C.

Les transitions abruptes se produisent dans des conditions plus larges, mais elles nécessitent un apport extérieur d’information sous la forme d’un germe, d’où une discontinuité de la fonction entropie elle-même. Mettez de l’eau à bouillir. Si celle-ci est bien pure, les bulles de vapeur auront du mal à se former. Jetez-y une pincée de sel, les bulles se formeront aussitôt. De même, la présence dans l’air de particules chargées électriquement facilite la formation du brouillard. L’eau peut rester liquide en dessous de 0°C. On dit qu’elle est en surfusion. Plongez-y un glaçon, l’eau se transforme aussitôt en glace.

De la même manière, l’apparition d’une nouvelle espèce animale ou végétale est un phénomène progressif qui ne s’observe que dans des conditions environnementales très particulières. Nous savons que le processus d’auto-organisation est semblable à celui d’une transition de phase continue. Le développement d’un embryon est un phénomène d’auto-organisation beaucoup plus rapide. Il se produit dans des conditions environnementales plus étendues mais nécessite l’apport d’un germe. Ses propriétés ressemblent à celles des transitions abruptes.

Thermodynamiquement, on s’attend donc à ce que l’ontogénèse soit un phénomène de même nature que la phylogénèse. Le premier correspondrait aux transitions abruptes et le second aux transitions continues. C’est bien ce que les biologistes découvrent aujourd’hui.

Dans mon livre (Thermodynamique de l’évolution, section 13.2), j’établis un parallèle entre les mécanismes de la transmission génétique et ceux de la transmission de la culture. L’ADN jouerait le rôle des livres, tandis que l’ARN jouerait celui des cerveaux. Il est clair que là aussi l’environnement joue un rôle important. On n’apprend pas à conduire une voiture uniquement en lisant le code de la route ou en écoutant les conseils d’un professeur. Il faut soit même prendre le volant. L’expérience personnelle est irremplaçable. Durant notre existence, nous acquérons de l’expérience que nous pouvons transmettre à nos enfants. Il y a transmission de caractères acquis comme dans le cas de la transmission épigénétique.

Ces concepts s’appliquent-ils aussi à l’évolution des sociétés humaines? Normalement ces dernières s’auto-organisent à la manière des transitions de phase continues. Y observe-t-on aussi l’équivalent des transitions abruptes? C’est le cas toutes les fois qu’une société nouvelle s’organise en utilisant un apport culturel. Cet apport joue alors le rôle d’un germe. Venant d’une société plus ancienne, il crée un lien de filiation. Ainsi l’empire romain s’est formé sur une base de culture grecque.

C’est le cas aussi d’un pays colonisé. Le germe est alors imposé par le peuple colonisateur. Il peut prendre la forme d’une constitution. Clairement, une constitution n’est pas un programme d’organisation, seulement la forme que prend une partie de l’organisation. L’environnement y joue aussi un rôle important. On conçoit qu’il en soit de même du rôle de l’ADN dans l’organisation d’un être vivant.


55 – Annonce

Dans le cadre d’un cycle de conférences sur “La place de l’homme au sein de l’Histoire de l’Univers et de la vie”, je ferai un exposé sur “La thermodynamique de l’évolution” mardi prochain 12 novembre entre 19h et 21h au Centre Universitaire Méditerranéen de Nice, 65 Promenade des Anglais. Parleront également ce soir là: Hubert Reeves et Jean Kovalevski.


54 – De la nécessité de réguler l’économie

Dans son livre « Leur grande trouille », dont je recommande la lecture, François Ruffin met en doute la doctrine de libéralisation des échanges commerciaux et évoque la possibilité de réintroduire un certain protectionnisme entre les nations, y compris à l’intérieur de l’Europe. Que nous enseignent les lois de la thermodynamique sur ce sujet?

On peut le comprendre intuitivement à partir d’exemples. Si l’on en trouve en biologie, les illustrations les plus simples sont données par la dynamique des fluides. Dans mon livre « Thermodynamique de l’évolution » (1), j’ai pris l’exemple d’un écoulement dans un tuyau (section 16.2.1).

Pour maximiser le flux des échanges commerciaux, les économistes ouvrent tout grand les frontières. L’équivalent pour un fluide est d’élargir le diamètre L du tuyau. L’expérience montre qu’au delà d’une certaine valeur de L, l’écoulement devient turbulent. Il s’agit là d’une transition de phase. Elle se produit en un point critique caractérisé par le nombre de Reynolds R = L.u/ν où u est la vitesse de l’écoulement et ν la viscosité du fluide.

On peut s’attendre à ce qu’il en soit de même en économie. En ouvrant les frontières, les économistes provoquent le passage à une phase chaotique. En dynamique des fluides, on évite ce passage en introduisant des brise-jets. L’équivalent en économie est l’introduction de contraintes dans les échanges, c’est-à-dire de mesures protectionnistes.

Pour améliorer les performances de votre voiture, les ingénieurs contrôlent le flux de l’air en donnant à sa carrosserie un profil aérodynamique. De façon similaire, pour améliorer les performances de l’économie, les économistes devront apprendre à contrôler les flux de marchandises de façon à éviter le chaos. De même que les performances d’une voiture sont optimales au voisinage du nombre de Reynolds critique, de même il existe un point critique au voisinage duquel l’auto-organisation d’une société est optimale. C’est le processus de transition de phase décrit dans mon livre (section 3.2). Aujourd’hui nos sociétés ont largement dépassé le point critique, ce qui les amène au bord de l’effondrement. Il est grand temps de revenir au voisinage du point critique.

Dans mon livre (section 16.3), je montre que la vie se comporte comme un moteur thermique. Pour produire du travail mécanique elle prend de la chaleur à une source chaude, le Soleil à 6.000°K, et en rend une partie à une source froide, le ciel nocturne à 3°K. On sait que les premières machines à vapeur étaient instables. C’était en particulier le cas du moteur de Newcomen. Il avait tendance à s’emballer puis à ralentir fortement (2).

On retrouve le même phénomène en économie. Les économies libérales sont intrinsèquement instables. Elles se développent puis s’effondrent pour reprendre à nouveau. Les économistes parlent de cycles économiques. Depuis l’antiquité on constate l’existence de périodes dites de vaches grasses suivies de périodes de vaches maigres.

Dans le cas des moteurs, James Watt a résolu le problème grâce au régulateur à boule. Dans ma jeunesse, toutes les locomotives à vapeur en étaient équipées. On attend les économistes qui développeront l’équivalent du régulateur à boule pour l’économie. Il leur faudra convaincre les partisans actuels de l’économie libérale qui croient encore qu’une économie peut fonctionner de manière optimale sans aucune régulation.

(1) François Roddier, Thermodynamique de l’évolution, Parole éd. (2012).
(2) L’équivalent en biologie, c’est l’instabilité proies-prédateurs décrite par les équations de Lotka et Volterra. Dans une machine de Newcomen, la vapeur se comporte formellement comme une proie tandis que la machine joue le rôle du prédateur.


53 – Informations

Un enregistrement vidéo de la table ronde du 29 mars 2013 à Marseille (billet précédent) est accessible en cliquant ici.

Mercredi prochain 22 mai à 17 h 30, je donne une conférence à Sanary-sur-mer sur le sujet suivant: « Le développement durable est-il un mythe? ». La conférence aura lieu au Centre Azur, 149 avenue du Nid, Quartier Portissol. Participation 4€. La conférence sera suivie d’un apéritif.


52 – Table ronde le 29 mars 2013 à Marseille

J’ai parlé de l’Institut INSPIRE dans mon billet 47. En septembre dernier, cet institut a tenu son école d’été à Porquerolles. J’ai eu le privilège d’y être invité. J’ai découvert assez récemment que mon intervention orale y avait été filmée. Vous pouvez la visionner en cliquant ici.

L’idée que les lois de la thermodynamique sont la clé qui permet de comprendre l’évolution de l’homme et des sociétés humaines fait peu à peu son chemin. Le 29 mars l’institut INSPIRE organise à Marseille une table ronde dont le titre est: Économie et thermodynamique: vous ne voyez pas le rapport? Vous trouverez la liste des intervenants et les modalités d’inscription sur le site d’INSPIRE. Vous pouvez vous inscrire directement sur le site. L’entrée est gratuite.


51 – La classification d’Auguste Comte

Auguste Comte est un philosophe du 19ème siècle connu en particulier pour sa classification des sciences. J’ai fait référence à celle-ci dans mon exposé à Salernes (billet précédent). L’ordre proposé par Auguste Comte est le suivant: mathématiques, astronomie, physique, chimie, biologie.

D’après Auguste Comte chacune de ces sciences établit des lois qui lui sont propres, mais fait appel aussi aux lois introduites par les sciences qui la précèdent. Par exemple, les lois établies en mathématiques s’appliquent à toutes les sciences, mais l’étude de l’astronomie fait appel à des lois additionnelles. De même les lois établies en astronomie s’appliquent à la physique, mais l’étude de la physique nécessite en plus l’introduction de lois qui lui sont propres. Ces lois supplémentaires s’appliquent nécessairement à la chimie qui, à son tour, fait appel à des lois additionnelles qui s’ajoutent aux précédentes, etc …

Modifierait-on aujourd’hui la classification d’Auguste Comte? Je pense qu’une première modification porterait sur le rôle joué par l’astronomie. À l’époque d’Auguste Comte, l’astronomie se limitait à l’étude des positions et des mouvements des astres, étude qui a permis d’établir les lois de la mécanique céleste, c’est-à-dire les lois de Newton et la gravitation universelle. De nos jours l’astronomie ne joue plus ce rôle particulier. Les lois de la mécanique céleste sont devenues les lois de la mécanique tout court, une branche de la physique, tandis que l’astronomie s’est étendue à l’étude de la composition physico-chimique des astres, étude qui semblait impossible à l’époque d’Auguste Comte, la spectroscopie n’ayant pas encore été inventée. Devenue « astrophysique » et reliée à la géophysique sous le vocable de science de l’univers, l’astronomie n’est plus aujourd’hui une science fondamentale, mais une science appliquée qui peut sans inconvénient être supprimée de la liste.

Par contre, à la liste d’Auguste Comte devrait impérativement être aujourd’hui ajoutée une nouvelle science: la thermodynamique. On peut dater son origine de la publication du livre de Sadi Carnot sur la puissance motrice du feu, en 1824. Le mot « thermodynamique » a été proposé par Lord Kelvin au moins une décennie plus tard. Cette science était donc encore beaucoup trop jeune pour pouvoir être prise en considération par Auguste Comte. Elle ajouta à la physique des lois qui s’appliquaient aussi à la chimie. Suivant Auguste Comte, la thermodynamique doit donc être intercalée entre la physique et la chimie.

Ceci dit, une percée intellectuelle entièrement nouvelle s’est produite à la fin du XIXème siècle. Elle est due au physicien autrichien Ludwig Boltzmann. À cette époque les lois de la physique comprenaient non seulement les lois de la mécanique dues à Newton mais aussi les lois de l’électromagnétisme formulées un peu plus tard, principalement par le physicien anglais James Clerk Maxwell. Une particularité de ces lois est d’être indépendantes du sens du temps. Les lois de la thermodynamique introduisaient au contraire une assymétrie dans le temps. Les phénomènes de dissipation d’énergie sont irréversibles. Si l’énergie mécanique peut être intégralement convertie en chaleur, la réciproque n’est pas vraie. La chaleur ne peut être que partiellement convertie en énergie mécanique. Carnot avait montré qu’une partie de celle-ci devait nécessairement être rendue à une source froide, limitant le rendement de la transformation à un rendement maximum dit rendement Carnot.

À l’époque de Boltzmann, on commençait à se rendre compte que la matière est formée de particules, atomes ou molécules. La chaleur apparaissait comme une manifestation du mouvement désordonné de ces particules. Celles-ci devaient nécessairement obéir aux lois de la mécanique. Ces lois étant réversibles, d’où venait l’irréversibilité de la thermodynamique? Le génie de Boltzmann est d’avoir compris que l’irréversibilité thermodynamique provenait du passage de l’ordre au désordre. L’énergie mécanique est toujours associée à un mouvement ordonné de particules. Ce mouvement a naturellement tendance à devenir désordonné. On perd alors l’information sur la trajectoire particulière de chacune des particules. L’ensemble des mouvements désordonnés des particules apparait sous la forme de chaleur. Cette perte d’information, liée au passage de l’ordre au désordre, est irréversible. C’est un phénomène statistique. On pouvait ainsi déduire les lois de la thermodynamique des lois fondamentales de la mécanique par des méthodes statistiques. La mécanique statistique, appellation moderne donnée à la thermodynamique, était née.

Au début du XXème siècle, on s’était aussi aperçu d’une incompatibilité entre les lois de la mécanique, établies par Newton et les lois de l’électromagnétisme. En mécanique, la vitesse d’un objet dépend du référentiel auquel on se rapporte, alors qu’en électromagnétisme, la vitesse de la lumière apparait comme une constante universelle. Introduites par Albert Einstein, les lois dites de la relativité modifièrent les lois de Newton aux très grandes vitesses, résolvant cette incompatibilité. Sous leur forme générale, ces lois rendirent compte du phénomène de la gravitation universelle. Il fallu aussi modifier les lois de Newton pour rendre compte des phénomènes mécaniques à très petite échelle. C’est le domaine de la mécanique quantique.

Il devenait alors possible d’appliquer les lois de la mécanique aux atomes et aux molécules. Cela permit de rendre compte des lois de la chimie à partir des lois fondamentales de la physique. De nos jours, grâce aux ordinateurs, il est possible de prévoir les propriétés chimiques d’une molécule à partir de sa constitution physique. Le calcul devient cependant laborieux dès que la molécule est un peu compliquée. L’important est que, de nos jours, les lois de la chimie, comme celles de la thermodynamique, n’apparaissent plus comme des lois indépendantes de celles de la physique, mais comme des conséquences de celles-ci.

Revenons maintenant à la classification d’Auguste Compte. Je pense que de nos jours on adopterait l’ordre suivant: mathématiques, physique, thermodynamique, chimie, biochimie, biologie, sciences humaines. Si les lois de la thermodynamique et celles de la chimie apparaissent comme des conséquences des lois fondamentales de la physique, ils devrait naturellement en être de même des lois de la biochimie. Mais que dire de la biologie? Pour une grande majorité des biologistes, la biologie a ses lois propres. Un nombre croissant de physiciens s’intéressent cependant à la biologie, notamment à l’étude des écosystèmes. Pour eux, les lois de la biologie se rattachent directement aux lois de mécanique statistique. Un problème cependant subsiste: la mécanique statistique n’explique pas le processus de sélection naturelle.

Dès 1922, le statisticien américain Alfred Lotka constatait que les organismes vivants tendent à maximiser le flux d’énergie qui les traverse. Aujourd’hui, les physiciens s’intéressant aux écosystèmes pensent qu’une nouvelle loi de la thermodynamique est nécessaire pour rendre compte de ce phénomène. Ils l’appellent la loi dite de « production maximale d’entropie » (en anglais MEP ou MaxEP, c’est-à-dire « Maximum Entropy Production ». Il s’agit d’une loi générale s’appliquant aussi bien à la physique qu’à la biologie. Son intérêt en biologie est d’expliquer le processus de sélection naturelle.

Les géophysiciens ont pu vérifier MEP dans le cas d’un certain nombre d’atmosphères planétaires. MEP s’applique à tous les systèmes thermodynamiques hors équilibre, notamment aux organismes vivants. Un physicien spécialiste des écosystèmes, Roderick Dewar, a même tenté d’en donner une démonstration dans le cadre de la mécanique statistique. Cette démonstration est encore discutée. Si l’on admet MEP, alors les lois de la biologie deviennent toutes des conséquences de la mécanique statistique. Cela veut dire qu’elles peuvent être entièrement déduites des lois de la physique fondamentale.

Il semble aujourd’hui naturel d’ajouter les sciences humaines à la liste d’Auguste Comte. Biologiquement, l’homme est un animal. La composition de ses gènes ne diffère que de quelques pour cents de celle des chimpanzés. Bien que très faible cette différence a entraîné un changement considérable dans la manière dont l’homme échange de l’information avec ses semblables, d’abord par la parole puis par l’écriture. L’écriture et aujourd’hui l’informatique permettent de mémoriser une quantité sans cesse croissante d’information. En mécanique statistique, cette mémorisation d’information correspond à une diminution d’entropie. Elle permet aux sociétés humaines de s’organiser et de dissiper une quantité d’énergie bien supérieure à celle de toutes les autres espèces animales.

L’astronome Éric Chaisson a montré que l’univers évolue en créant des structures capables de dissiper de plus en plus d’énergie par unité de masse. Le passage des plantes aux animaux puis à l’homme et aux sociétés humaines a, à chaque fois, augmenté d’un ordre de grandeur le taux d’énergie dissipée. Vues ainsi, l’apparition de l’homme et la formation des sociétés humaines apparaissent totalement conformes à nos connaissances sur l’évolution de l’univers. En accord avec les lois de la mécanique statistique, elles apparaissent également comme des conséquences des lois fondamentales de la physique. C’est la thèse de mon livre sur la thermodynamique de l’évolution.

Il s’en suit que les lois introduites tout au long des sciences classifiées par Auguste Comte, seraient toutes des conséquences des lois fondamentales de la physique. Elles ne différeraient que par la complexité du sujet d’étude abordé. La classification d’Auguste Comte devient une classification des sciences par ordre de complexité croissante. D’où l’intérêt d’aborder d’abord les phénomènes les plus simples avant d’aborder les plus complexes, dans le cadre d’une approche multidisciplinaire. On s’aperçoit aujourd’hui que l’auto-organisation de la matière inerte permet de mieux comprendre l’auto-organisation de la matière vivante qui, elle-même, permet de mieux comprendre l’auto-organisation des sociétés humaines. C’est le principal message de mon livre sur la thermodynamique de l’évolution.


49 – La température de l’économie

Les économistes utilisent des expressions comme « prendre la température de l’économie, refroidissement ou surchauffe économique ». Il s’agit bien sûr de figures de style. Ou bien peut-on vraiment parler de température?

En thermodynamique, la température T est normalement définie pour un système à l’équilibre. Lorsque deux systèmes à des températures différentes, donc hors équilibre, échangent de l’énergie, on peut encore définir leurs températures absolues respectives par la relation 1/T = ∂S/∂E ou S est pour chacun des deux systèmes l’entropie associée à l’énergie E transférée. Dans ce cas, l’entropie est donnée par la formule de Gibbs (voir mon livre (1), section 17.4 des compléments mathématiques).

À la section 17.10 de ces mêmes compléments mathématiques, je suggère qu’en économie les flux monétaires mesurent, au signe près, des flux d’entropie. Dans ce cas la formule ci-dessus permet de définir une température en économie. Dans son manuel de mécanique statistique (2) James P. Sethna utilise justement l’économie pour illustrer la définition de la température (section 3.3, what is temperature?). Je traduis directement son texte: « L’inverse de la température est le coût lié à l’achat d’énergie au monde […] L’entropie est la monnaie utilisée ». Il note bien qu’elle est comptée négativement comme un crédit plutôt qu’un débit. Pour acheter de l’énergie, on perçoit de l’entropie. Ce coût est d’autant plus faible que la température est plus élevée. Plus la température est faible, plus l’entropie reçue est élevée, donc plus l’énergie est chère.

En économie, on paye l’énergie en euros ou en dollars. Plus l’énergie est bon marché plus la température de l’économie est élevée. Comme l’a montré le physico-chimiste Frederik Soddy (3), le bien-être se mesure en termes de l’énergie que l’on dissipe. Un individu ou un groupe d’individus achète de l’énergie pour la dissiper. Lorsqu’on achète un produit ou un service, ce qui compte est la quantité d’énergie que ce produit ou ce service nous permet de dissiper. Elle mesure directement l’utilité de ce produit ou de ce service. Le coût de cette énergie est inversement proportionnel à la température de l’économie. On achète un produit ou un service là où il est le meilleur marché. En effet, l’énergie se dissipe à partir des économies dont la température est la plus élevée vers les économies où la température est la plus faible.

Comme toute structure dissipative, l’économie s’auto-organise à la manière des transitions de phase continues. Celles-ci sont caractérisées par une température critique en dessous de laquelle se forment des domaines d’Ising (voir mon livre section 3.2.2). On lira par exemple avec intérêt l’article publié en 2008 par D. Stauffer (4). L’auteur passe en revue trois processus socio-économiques différents et montre que tous ces processus peuvent être décrits par des modèles d’Ising. Je me contenterai ici de reprendre le premier d’entre eux qui s’applique à des décisions d’investissement en économie, en y explicitant la notion de température.

On sait qu’une économie libérale favorise la croissance économique, c’est-à-dire la production de biens et de services susceptibles d’améliorer notre bien être. Nous avons vu que cela a pour effet d’augmenter le flux d’énergie que nous dissipons. Nous dissipons d’autant plus d’énergie que celle-ci est meilleur marché. Une économie libérale va donc chercher à réduire le coût de l’énergie, c’est-à-dire à augmenter la température de l’économie.

Initialement la température est basse ce qui entraîne la formation de domaines d’Ising. En économie, ce sont les domaines sur lesquels sont portés les investissements. Ces domaines, considérés comme prometteurs, peuvent être nombreux. Tant que la température de l’économie est suffisamment basse, c’est-à-dire les prix encore élevés, ces domaines s’étendent et les coûts diminuent. La production augmente et les prix baissent. La température de l’économie croît et de plus en plus d’énergie se dissipe.

Il peut cependant arriver un moment où la production excède la demande. On parle alors de surchauffe de l’économie. Les prix cessent de baisser, voire augmentent. C’est l’inflation. Les investissements ralentissent ou même s’arrêtent. On a atteint la température critique au delà de laquelle les domaines d’Ising se désagrègent. C’est particulièrement le cas lorsque un domaine parfois étendu sur lesquel les investissements se sont concentrés apparait non rentable. Les économistes parlent alors de « bulle financière ». Dans ce cas, il faut diversifier les investissements en formant des domaines d’Ising plus petits. On dit que la bulle éclate. Le domaine d’Ising se désagrège.

(1) Thermodynamique de l’évolution (Parole, 2012).
(2) James P. Sethna, Statistical Mechanics: Entropy, Order Parameters, and Complexity (Oxford, 2006).
(3) Frederick Soddy, Wealth, Virtual Wealth and Debt (1926)
(4) D. Stauffer, Am. J. Phys. 76 (4&5), April/May 2008


48 – L’Homme est-il maître de son destin?

Jean-François Toussaint préside le groupe de travail « adaptation et prospective » du Haut Conseil de la Santé Publique. Il m’a proposé d’y exposer mes vues sur l’évolution. La présentation a eu lieu le 18 octobre dernier. Gilles Boeuf, président du muséum d’Histoire naturelle, participait à la réunion. Parmi les sujets de préoccupations du groupe, l’effet de la perte de biodiversité sur l’avenir de l’humanité.

Sur l’attitude à tenir, les opinions divergent. Les progrès croissants des connaissances scientifiques et techniques incitent constamment l’Homme à mettre la nature à son service. Mais les faits ne cessent de tempérer ce comportement anthropocentrique. Depuis longtemps des écologistes comme l’américain John Muir (1838 – 1914) se sont fondamentalement opposé à toute forme d’instrumentalisation de la nature. Deux principaux courants se sont développés, l’un biocentrique défendant l’intégrité de tous les êtres vivants, l’autre écocentrique visant sutout à préserver l’équilibre des écosystèmes. Quel éclairage nous apporte les lois de la thermodynamique?

Vivante ou inerte, la matière est soumise à ces lois. Nous n’y échappons pas. La nature nous a doté d’un cerveau rationnel, le néocortex qui nous aide à prendre des décisions. Ces décisions sont cependant imposées par notre besoin de bien-être et celui-ci est perçu par notre cerveau limbique. Comme l’a montré Frederick Soddy, il est directement lié à la quantité d’énergie que nous dissipons. Fondamentallement, il est lié à notre besoin de nous nourrir et de nous reproduire, besoin lui-même imposé par notre cerveau reptilien. Ce dernier a été créé par nos gènes pour assurer leur survie, conformément à la théorie moderne du gène égoïste. La thermodynamique nous apprend que les molécules organiques dont sont faits nos gènes se sont elle-mêmes formées pour maximiser la dissipation de l’énergie. Ainsi, qu’on le veuille ou non, notre existence est entièrement conditionnée par notre faculté de dissiper de l’énergie.

Mais plus vite nous dissipons de l’énergie, plus vite nous faisons évoluer notre environnement et plus vite nous remettons en cause notre propre existence. L’avenir de l’humanité passe donc par l’art avec lequel nous saurons dissiper le plus d’énergie possible sans affecter sensiblement notre environnement ou, du moins, en l’affectant suffisamment lentement de façon à pouvoir sans cesse nous y maintenir adapté. Nous ne pouvons maximiser notre dissipation d’énergie qu’en coévoluant avec notre environnement.

Cela est vrai pour l’Homme comme pour les autres espèces vivantes. L’Homme ne peut évoluer que de concert avec elles. Cela nous conduit à l’hypothèse Gaïa de Lovelock. Elle devient une conséquence des lois de la thermodynamique. Gaïa est une structure dissipative au sens de Prigogine. Elle s’est développée sur terre pour y dissiper l’énergie solaire. C’est elle qui a donné naissance à la vie puis à l’humanité. Cette dernière en est la pièce maîtresse, celle qui mémorise le plus d’information donc dissipe le plus d’énergie par unité de masse, mais elle est indissociable de l’ensemble.

À long terme, la survie de Gaïa est dictée par le second principe de la thermodynamique, établi par Carnot. Elle est liée à la formation de cycles quasi-réversibles, extrayant de la chaleur d’une source chaude, le Soleil, pour en rendre une partie à une source froide, le ciel nocturne. Gaïa n’a pas d’autre solution pour minimiser son accumulation interne d’entropie. Toute autre source d’énergie ne peut qu’accroître cette accumulation en limitant son espérance de vie. La vie de Gaïa est donc intimement liée à celle du Soleil.

Telles sont les réponses apportées par la thermodynamique aux questions fondamentales posées par les écologistes. Les progrès considérables des sciences et techniques ont rendu l’Homme arrogant, lui faisant croire que la nature est à sa disposition pour en disposer à sa guise. Celle-ci se chargera vite de lui rappeler que l’anthropocentrisme n’est pas de mise. Faisant partie de l’univers, nous sommes soumis à ses lois. Peu à peu nous apprenons à les comprendre, pour mieux nous y soumettre.