66 – Le processus de restructuration

On assiste aujourd’hui au développement embryonnaire d’une nouvelle espèce culturelle. Ses représentants s’assemblent périodiquement dans des endroits isolés de la campagne française. Dans le Var, où j’habite, ils se réunissent à Correns, sorte de village d’Astérix connu pour sa résistance au libéralisme. Là, ils mettent leur expérience en commun. La plupart d’entre eux ont équipé leurs demeures de panneaux solaires avec lesquels ils génèrent de l’électricité. Il la partagent avec leurs congénères grâce à une coopérative, Énergcoop . Tous ont placé leurs économies à la Nef . Beaucoup ont sur eux un carnet d’échange. Ils y notent les services échangés avec d’autres de la même espèce culturelle. Ils préfèrent cela à la monnaie officielle libellée en Euros. Cela leur permet d’aider ceux qui n’en ont pas. Les économistes appellent cela une monnaie complémentaire.

Dans mon livre (1), je montre de façon détaillée l’analogie qu’il y a entre les gènes et la culture (2). De même que les espèces animales se distinguent par leur nourriture, les espèces culturelles se distinguent par leur source d’énergie. Les uns utilisent des énergies fossiles, tandis que les autres utilisent des énergies renouvelables. Pour assimiler des nourritures différentes il faut des enzymes différents. L’analogue des enzymes est la monnaie (2). Les premiers utilisent l’euro tandis que les seconds créent leur propre monnaie.

Il est tentant de comparer la culture libérale dominante à des espèces de dinosaures. À la même époque vivaient de petits mammifères. La vie était pour eux difficile. Pour échapper aux dinosaures ils sortaient la nuit. Lorsque les dinosaures se sont éteints, les petits mammifères se sont multipliés. Ils ont ensuite évolué pour donner naissance à notre propre espèce. L’espèce culturelle dont j’ai observé les échantillons dans le Haut Var est-elle en train de jouer un rôle équivalent à celui des petits mammifères? Va-t’elle remplacer le libéralisme lorsque celui-ci s’effondrera? La biologie nous apprend comment les espèces animales s’éteignent pour laisser la place à d’autres. On peut s’en inspirer pour décrire la fin du libéralisme.

À la veille des élections européennes, les programmes des candidats sont révélateurs d’un mécontentement général. Presque tous proposent de « changer d’Europe ». J’espère avoir, dans mon livre, clairement montré que la situation ne va pas s’améliorer (3). J’y explique pourquoi, la situation devenant catastrophique, un État va tôt ou tard décider de sortir de l’Union en entraînant vraisemblablement d’autres (4). Pour la première fois, un parti politique propose effectivement cette solution aux français (5). Supposons que, dans quelques d’années, cela se fasse effectivement. Que va-t-il alors se passer?

Le nouveau gouvernement rétablit le franc, tout en gardant l’euro pour les échanges internationaux. On assiste alors à une double économie, l’une en euros l’autre en francs. L’économie en francs est en partie renationalisée créant d’un seul coup de l’emploi. Alors que l’activité reprend en France, le prix du pétrole continue à croître engendrant une baisse du commerce international. L’économie en euro est en chute libre. C’est l’effondrement du libéralisme et le retour à une économie semi-dirigée. Pour certains, disons les plus riches, c’est une catastrophe. Pour les autres, disons nos amis de Correns, une nouvelle vie commence.

(1) F. Roddier. Thermodynamique de l’évolution, Parole éd. (2012)
(2) Idem, section 13.2.
(3) Idem, chapitre 16.
(4) Idem, section 16.1.3.
(5) Il s’agit de l’Union Populaire Républicaine (UPR).


65 – Les conditions d’une bonne auto-organisation

Dans les billets précédents, j’ai appliqué le modèle de réseau neuronal de Bak et Stassinopoulos (1) à l’auto-organisation des sociétés. Cela va nous permettre de mettre en évidence un certain nombre de facteurs essentiels à une bonne auto-organisation.

Le facteur le plus important est sans doute ce que Bak et Stassinopoulos appellent l’intensité des connections entre les neurones c’est-à-dire le degré de communication entre les individus. Nous vivons dans une société de compétition exacerbant l’individualisme. J’ai montré dans mon livre (2) que cet état est caractéristique d’une société en voie de restructuration. Les collaborations résultant de l’ordre traditionnel tel qu’il a été établi jusqu’ici deviennent moins productives. Il en résulte qu’un grand nombre de collaborations sont remises en question. Les individus tendent à s’isoler les uns autres. Lorsqu’un groupe d’individus collaborent, l’intensité des communications augmente d’autant plus que la collaboration est plus productive. Cela s’applique à toute forme de collaboration. Dans le cas particulier d’une entreprise, la productivité se mesure par le chiffre d’affaire. Dans le cas d’une société, les économistes la mesure en termes de PIB.

Lorsqu’une collaboration s’avère insuffisamment productive, l’intensité des communications diminue et la collaboration cesse. D’autres collaborations naissent au hasard des rencontres. Jusqu’à récemment, il s’agissait de rencontres physiques entre deux ou plusieurs individus. Une caractéristique de la société actuelle est qu’un nombre sans cesse croissant de rencontres se font à distance à travers l’internet, notamment les sites web, augmentant les chances de rencontres potentiellement productives. Le cerveau global de la société augmente ainsi ses capacités de réflexion. L’internet apparait comme un puissant facteur de réorganisation de la société.

Bak et Stassinopoulos ont montré que cela ne suffisait pas pour organiser un réseau neuronal. Il fallait aussi introduire des seuils. S’il y a trop de collaborations, il faut favoriser celles qui sont les plus prometteuses. S’il n’y a pas assez de collaborations il faut en encourager d’autres. Dans le cas d’une économie libérale, nous voyons de nouveau la nécessité de la réguler (voir billet 54). Les économistes libéraux en conviennent eux-mêmes lorsqu’ils proposent de maintenir la compétition par des lois anti-trusts. Ils oublient généralement qu’il faut aussi protéger de la compétition les collaborations embryonnaires.

Un autre facteur qui s’avère important est la nécessité d’une boucle de rétroaction démocratique (democratic reinforcement). Dans le modèle de Bak et Stassinopoulos tous les neurones reçoivent le même signal de satisfaction de la société. Ce n’est plus le cas dans une société qui a tendance à se diviser en classes sociales. Ainsi les riches peuvent ressentir la société comme globalement satisfaite tandis que les pauvres ou les chômeurs la ressentiront comme ne l’étant pas. D’où l’importance de la démocratie dans l’organisation d’une société.

Enfin un dernier facteur examiné dans le billet précédent est la possibilité d’éviter des restructurations tardives, de grande ampleur et potentiellement traumatisantes grâce à des restructurations périodiques. Dans mon billet précédent, j’ai parlé de l’importance des saisons dans les sociétés antiques. Il semble que les sociétés démocratiques aient compris l’importance de ce processus lorsqu’elles ont introduit des élections périodiques, assorties de changements de gouvernements.

Ceci nous montre qu’un simple modèle numérique simulant le fonctionnement du cerveau humain peut avoir des implications majeures concernant l’auto-organisation des sociétés humaines.

(1) Stassinopoulos, D., and Bak, P., Democratic Reinforcement. A Principle for Brain Function, Physical Review E 51, 5033.

(2) Roddier, F., Thermodynamique de l’évolution, Parole éd., 2012. Section 14.4.2.


64 – Sur l’évolution des sociétés

La description du billet précédent montre qu’une société humaine s’auto-organise et évolue comme un cerveau humain, par restructurations successives. Le processus de criticalité auto-organisée implique que, comme l’amplitude des avalanches dans un tas de sable, l’amplitude de ces restructurations est inversement proportionnelle à leur fréquence. Les restructurations de grande ampleur sont perçues comme des effondrements de civilisations. Une société s’effondre pour être remplacée par une autre, comme en biologie une espèce succède à une autre.

Dans le cas du cerveau, les restructurations de grandes ampleur sont rares ou ont un caractère pathologique. J’ai expliqué (billet 62) que c’est parce que le cerveau humain se synchronisait avec le jour et la nuit. Son évolution est plus régulière, comme l’écoulement du sable est plus régulier lorsqu’on tapote régulièrement sur le récipient. On peut se demander si l’évolution d’une société se synchronise aussi sur des événements périodiques extérieurs. L’exemple qui vient immédiatement à l’esprit est celui des saisons.

Il est clair qu’au Moyen Orient, les premières sociétés d’agriculteurs se sont synchronisées sur les saisons. Il fallait travailler l’été et amasser suffisamment de grains pour subsister l’hiver. L’économie se réveillait au printemps pour s’endormir à la fin de l’automne. Si l’analogie avec le cerveau est correcte, cette restructuration annuelle de l’économie a sans doute permis d’éviter des restructurations plus tardives mais de plus grande ampleur telles que les effondrements de civilisations.

L’alternance des saisons dépend de la latitude. On peut donc vérifier cette hypothèse en comparant la stabilité des sociétés depuis l’équateur jusque vers le pôle. Il est frappant de constater que la plupart des exemples d’effondrements de civilisations sont le fait de civilisations à moins de 35° de l’équateur. C’est le cas des civilisations polynésiennes, comme celles d’Amérique (Mayas, Anasazis). La civilisation égyptienne ou les civilisations chinoises qui se sont synchronisées sur les crues de grands fleuves ont duré plus longtemps que les autres. Plus près des pôles, les civilisations semblent avoir été plus stables. On ne connait pratiquement pas d’exemple de civilisation nordique qui se soit effondrée, à part celle des Vikings au Groenland dont l’effondrement est sans doute d’origine climatique.

Lorsque les européens ont découvert l’Amérique, des peuples d’origine latine ont colonisé l’hémisphère sud tandis que des peuples d’origine essentiellement anglo-saxonne colonisaient l’hémisphère nord. La différence des deux cultures est frappante. Les premiers se sont mélangés aux autochtones tandis que les seconds les ont exterminés. Plus prédatrice, la culture anglo-saxonne est aussi plus dissipative d’énergie (1). Ce sont les anglo-saxons qui ont lancé la révolution industrielle, révolution qui nous mène aujourd’hui à une catastrophe écologique. Est-ce parce que ces peuples venus du nord n’ont jamais connu d’effondrement tandis que, plus circonspects, les peuples latins garderaient encore en mémoire dans leur inconscient collectif le souvenir de l’effondrement de l’empire romain?

J’ai vécu 16 ans aux États-Unis. On y trouve les mêmes fruits et légumes tout au long de l’année. Lorsqu’un fruit n’est plus disponible dans l’hémisphère nord, on l’importe de l’hémisphère sud. De retour en France, j’ai retrouvé avec plaisir le bon goût des fruits et légumes locaux et de saison. Avec l’épuisement de nos ressources pétrolières, il devient clair qu’une société qui ne respecte pas le rythme des saisons est vouée à s’effondrer plus tôt que les autres.

(1) On retrouve un peu la même différence de culture entre la France du nord et celle du sud.


63 – L’inconscient collectif

Il est tentant d’appliquer les notions développées dans le billet précédent au cerveau global d’une société. On sait que le modèle de Bak et Stassinopoulos s’applique à un réseau quelconque de neurones, c’est-à-dire d’agents capables de mémoriser et d’échanger de l’information. Il s’applique donc à une société humaine, mais à un niveau de complexité beaucoup plus élevé. Tandis qu’un neurone peut prendre deux états différents (excité ou non), c’est-à-dire mémoriser un bit d’information, un individu mémorise des gigabits d’information. Comme les neurones, les individus qui partagent les mêmes informations, c’est-à-dire les mêmes croyances, forment des domaines d’Ising. C’est le cas, par exemple, des individus qui partagent les mêmes idées politiques. L’évolution de ces différents domaines caractérise l’évolution de la société.

Nous avons vu que l’ensemble des neurones (ici les individus de la société) reçoit des signaux mesurant son degré de satisfaction, par exemple l’apport ou non de nourriture. Une des difficultés d’application du modèle est que ces signaux sont les mêmes pour tous. Bak et Stassinopoulos parlent de « democratic reinforcement » (1). Il est clair que dans nos sociétés actuelles, les riches peuvent être satisfaits tandis que les pauvres ne le seront pas. Dans mon livre (2), j’applique ce modèle à la fin de l’empire romain, ce qui limite implicitement son application aux gens riches, c’est-à-dire influents. Je l’applique ici à l’évolution de la France d’après guerre. Je l’utilise en première approximation et montre en quoi les inégalités de richesses affectent les conclusions.

À la fin de la dernière guerre mondiale, l’économie française était en ruine et les inégalités de richesses limitées de sorte que le modèle est valable en première approximation. Nous avons vu (billet précédent) que, dans ces conditions d’insatisfaction générale, les seuils sont très bas. Cela implique de très larges domaines d’Ising correspondant à une volonté commune de reconstruire l’économie. J’ai dit que, dans ce cas, le cerveau percole abondamment conduisant à une activité intense et désordonnée. Tout le monde veut agir, mais personne n’est d’accord sur la manière d’agir. Les gouvernements ne cessent de se succéder. Les dissensions sont grandes notamment au sujet des colonies. C’est la guerre d’Indochine puis celle d’Algérie.

Petit à petit l’économie se remet en route. Le degré de satisfaction augmentant, les seuils s’élèvent. Le nombre de chemins à travers lesquels le cerveau global peut percoler diminue. Revenu au pouvoir, De Gaulle impose les grandes lignes directrices. Les riches poussent l’économie à se développer rapidement. Les Russes ayant pris de l’avance, notamment dans le domaine de la recherche spatiale, il faut les rattraper.

L’économie va progresser à grands pas. Les inégalités de richesses aussi. De plus en plus satisfaits, les riches commencent à somnoler, tandis que la classe ouvrière s’agite. Le baby-boom d’après guerre amène une génération d’étudiants dans des universités qui ne sont pas encore prêtes à les recevoir. C’est la première crise de croissance: mai 68. De Gaulle s’étant retiré, les classes aisées mettent au pouvoir Georges Pompidou, un ancien dirigeant de la banque Rothschild.

De nouveau rassurés, les riches s’endorment, mais l’horizon international reste nuageux: c’est toujours la guerre froide. Un nombre croissants d’intellectuels s’interrogent sur les effets à long terme du développement économique. En 1972, le Club de Rome publie son rapport sur les limites de la croissance. Il était alors encore temps pour prendre les dispositions nécessaires. Mais, s’enrichissant de la croissance, les classes au pouvoir restent sourdes.

Carl Gustav Jung a introduit la notion d’inconscient collectif, montrant bien que la notion d’inconscient s’applique aussi au cerveau global. Il en est de même de la notion de refoulement. L’idée de limiter la croissance économique est refoulée par le cerveau global. Elle reste dans le domaine de son inconscient. Peut-on psychanalyser une société? Je pense que oui. C’est le rôle des sondages et des élections. Ils révèlent l’inconscient de la société.

En octobre 73, c’est la guerre du Kippour. L’OPEP décide de réduire sa production de pétrole. Le prix de celui-ci augmente de 70%. On parle de choc pétrolier. Apparaissent les premiers symptômes d’un ralentissement de la croissance économique. Mais les français se sont suffisamment enrichis pour supporter le choc. L’idée d’une fin du pétrole est toujours refoulée. Les élections présidentielles de 1974 offrent l’occasion d’une prise de conscience. Un nouveau parti politique est créé, le parti écologiste. René Dumont est candidat à la présidence de la République, montrant que l’écologie est entrée dans l’inconscient collectif. Les élections révèlent cet inconscient sans apporter de cure. Aux mains des classes aisées, les médias convainquent aisément le peuple d’élire Valéry Giscard d’Estaing président de la République. Toujours plus riche, la classe aisée se rendort pleine de foi en l’avenir.

La libéralisation va alors entraîner la classe ouvrière vers un chômage grandissant. En 1981, le mécontentement amène François Mitterand au pouvoir. L’économie est dans un creux. Après deux ans d’hésitations du gouvernement Mauroy, les socialistes optent pour l’économie de marché. Ils ne reviendront plus en arrière. À l’origine refoulées, les idées socialistes sont maintenant assimilées, comme étant compatibles avec une économie de marché. Initialement distincts, ces deux domaines d’Ising se rejoignent dans l’espoir de réveiller l’économie en améliorant la percolation. C’est le passage du rejet à la récupération (3).

En 1989, le bloc soviétique s’effondre avec la chute du mur de Berlin. En occident, le libéralisme triomphe. En 1992, le cerveau global de la France s’insère officiellement dans un cerveau européen avec le traité de Maastricht. C’est désormais lui qui prendra les décisions. Jacques Chirac est élu président en 1995. Il le restera jusqu’en 2007. Ses différents gouvernements, dits de cohabitation, vont œuvrer au développement de l’économie de marché.

En 2005, les Français se prononcent contre la constitution européenne, mais ils ne sont plus maîtres des décisions qui les concernent. Avec Nicolas Sarkozy, élu président en 2007, elle sera remplacée par la signature d’un traité. Il parait alors de plus en plus clair que le climat se réchauffe. Sarkozy organise des consultations dites du Grenelle de l’environnement. Du rejet initial on passe là encore à la récupération (3). L’opinion générale est qu’un mode de croissance, appelé développement durable, est possible.

La crise financière de 2008 semble donner raison à l’inconscient collectif des Français, mais celui-ci est refoulé par le cerveau global européen. Le chômage continuant à progresser, les Français se tournent en 2012 vers François Hollande, tout en s’étonnant qu’il poursuive la même politique que son prédécesseur.

Pendant ce temps les révolutions de couleur se succèdent aux frontières de l’Europe, tandis qu’une certaine prospérité revient en Russie. Les troubles arrivent aujourd’hui aux frontières entre l’Europe et la Russie. Nous sommes à douze jours des élections européennes. Les temps sont mûrs pour une psychanalyse du rêve européen.

(1) Stassinopoulos, D., and Bak, P., Democratic Reinforcement. A Principle for Brain Function, Physical Review E 51, 5033.

(2) Roddier, F., Thermodynamique de l’évolution, Parole éd., 2012. Section 14.4.2.

(3) Idem. Section 15.3.3.


62 – Conscience, inconscient et psychanalyse

En 1995, Stassinopoulos et Bak (1, 2) ont proposé le modèle de fonctionnement du cerveau décrit aux sections 9.3 et 9.4 de mon livre sur la thermodynamique de l’évolution (3). Il consiste en un réseau régulier de neurones. La rangée supérieure est formée de neurones sensoriels. Ils reçoivent les signaux d’organes comme ceux de la vue ou de l’ouïe qui importent de l’information en provenance de l’environnement. La rangée inférieure est formée de neurones moteurs. Ils commandent des muscles comme ceux des mains ou des cordes vocales qui agissent sur l’environnement. L’ensemble des neurones reçoit des signaux mesurant notre degré de satisfaction. On sait qu’il est lié à l’énergie que nous dissipons ou que nous allons dissiper, comme celle tirée de notre nourriture.

Ce réseau neuronal s’auto-organise suivant un processus d’apprentissage dit de « criticalité auto-organisée » qui cherche à maximiser notre satisfaction. Des liaisons s’établissent entre les organes sensoriels et les organes moteurs. Lorsque le cerveau fonctionne, des signaux le traversent depuis les neurones sensoriels vers les neurones moteurs, comme l’eau traverse le marc de café. On dit que le réseau percole.

Il est facile de se rendre compte que ces liaisons peuvent s’établir même en l’absence de toute influence extérieure ou de toute commande de nos muscles. Il est d’expérience courante que, lorsqu’on pense à un individu, on le voit ou on l’entend « dans sa tête ». De même, une personne bilingue est capable de dire dans quelle langue elle pense. Chacun sait qu’on peut se parler à soi-même. Cela veut dire que non seulement notre cerveau percole, mais que des connections peuvent aussi s’établir en sens inverse, depuis nos neurones moteurs jusqu’à nos neurones sensoriels, ce qui permet des boucles d’asservissement.

Lorsque le réseau neuronal ne percole plus, toute pensée cesse. On peut identifier cet état à celui du sommeil. Cela ne veut pas dire que le cerveau ne fonctionne plus. Il fonctionne encore, mais nous n’en sommes plus conscients. Dès qu’il percole, nous redevenons conscients. Nous nous réveillons.

Dans le modèle de Per Bak, les signaux liés à la satisfaction augmentent les seuils à partir desquels les neurones sont excités. Lorsque l’insatisfaction est grande, les seuils sont bas. L’ensemble des neurones excités forme alors de grands domaines d’Ising qui se connectent les uns aux autres. Le cerveau percole abondamment conduisant à une activité intense et désordonnée. C’est ce qui se passe lorsque, par exemple, nous sommes en colère.

Lorsque nous pouvons dissiper de l’énergie, la satisfaction revient. Les seuils augmentent et la taille des domaines d’Ising diminue, donc les possibilités de percolation aussi. On s’approche du point critique au delà duquel toute percolation cesse. Si nous dissipons trop d’énergie, le seuil critique est dépassé et le cerveau ne percole plus. Un athlète fatigué ou un individu repu s’endort.

Les simulations numériques montrent que le cerveau fonctionne d’autant mieux qu’il est proche de ce point critique. Des liaisons univoques s’établissent alors entre les neurones sensoriels et les neurones moteurs. Le processus de criticalité auto-organisée implique que l’état du cerveau oscille constamment autour du point critique de façon à maximiser la satisfaction. Les liaisons établies sont alors celles qui répondent le mieux à nos besoins.

Lorsque nous dormons, certains de nos neurones sont encore excités mais leur ensemble forme des domaines d’Ising trop petits pour être connectés entre eux. La plupart de ces domaines subsistent à l’état d’éveil, mais nous n’en sommes pas conscients. On peut donc identifier ces domaines avec ce que les psychiatres appellent l’inconscient.

Pour prendre conscience de ces domaines, il faut les faire percoler en établissant à travers eux des liaisons entre nos neurones sensoriels et nos neurones moteurs. C’est ce que fait un psychiatre lorsqu’il allonge un patient sur un divan pour le faire parler (4). Il ravive ainsi la mémoire du patient en lui faisant volontairement évoquer des images, des sons, ou autres sensations oubliées. Elles l’ont été parce qu’elle ne nous apportaient pas satisfaction. Les psychiatres parlent de refoulement. Avec le temps, des expériences négatives peuvent cependant s’avérer utiles.

J’ai dit que le cerveau oscillait constamment autour du point critique, c’est-à-dire entre des états de surexcitation et des états de sommeil. Théoriquement, ces oscillations suivent une loi en 1/f. On sait cependant que les systèmes dynamiques non-linéaires se synchronisent facilement sur une période extérieure au système. L’image du tas de sable de Per Bak peut en donner un exemple. Soumis à des fluctuations périodiques du champ de gravité, un tas de sable produira des avalanches de même période. De même notre cerveau se synchronise sur l’alternance entre le jour et la nuit. Les personnes qui voyagent autour du globe savent qu’il met un certain temps à se resynchroniser.

Ainsi le sommeil serait nécessaire au cerveau pour se reprogrammer. J’ai souvent constaté que la solution aux problèmes qui me préoccupaient la veille, m’apparaissait souvent le matin au réveil, c’est-à-dire dès que mon cerveau s’était remis à percoler. Dans mon prochain billet j’appliquerai ces notions au cerveau global de la société.

(1) Stassinopoulos, D., and Bak, P., Democratic Reinforcement. A Principle for Brain Function, Physical Review E 51, 5033.

(2) Per Bak, How Nature Works, the science of self-organized criticality, Copernicus, Springer-Verlag (1996). Traduit en français sous le titre: Quand la nature s’organise (1999), Flammarion.

(3) Roddier, F., Thermodynamique de l’évolution, Parole éd., 2012.

(4) On prend aussi conscience de ces domaines par l’analyse des rèves lorsqu’on se réveille au milieu de l’un d’entre eux.


61 – Annonce

Pour ceux que cela intéresse, je présenterai mon livre « Thermodynamique de l’évolution » à la fête du livre du Verdon, le samedi 31 mai à Aups (Var) à 16 h 30.


60 – L’occident au bord du gouffre?

Dans son blog, le «  Saker  » (1) parle d’empire Anglo-sioniste pour désigner la culture à la fois sioniste et anglo-saxonne de la grande majorité des dirigeants occidentaux actuels. Il établit un intéressant parallèle entre l’Union soviétique au moment de son effondrement et cet empire Anglo-sioniste d’aujourd’hui. Il se demande si ce dernier ne va pas s’effondrer lui aussi sous l’effet de la la crise Ukrainienne.

Pour répondre à cette question, il s’interroge sur la cause profonde de l’effondrement soviétique. Après en avoir donné un bon nombre de raisons très valables, il sélectionne comme cause fondamentale le désaccord entre les faits observés et le discours des dirigeants c’est-à-dire leur hypocrisie. Michael Gorbachev parlait en effet du manque de transparence ou « glasnost » des dirigeants soviétiques. On retrouve, pour le moins, un manque de transparence similaire dans le discours des dirigeants occidentaux actuels.

Nous avons vu que l’effondrement des sociétés s’explique par les lois de la thermodynamique et celles de la biologie qui en découlent. De même qu’une espèce animale ou végétale s’éteint lorsque ses gènes ne sont plus adaptés à l’environnement, de même une société s’effondre lorsque sa culture n’est plus adaptée. Par culture il faut entendre ses croyances, principalement celles de ses dirigeants.

Dans mon billet 57, je donne l’explication thermodynamique de l’effondrement soviétique. Elle est de nature économique. La bureaucratie communiste n’a pas pu s’adapter à l’évolution de plus en plus rapide des technologies et à la dissipation croissante de l’énergie qui en a résulté en occident.

Les sociétés humaines s’adaptent à une évolution de plus en plus rapide en favorisant la compétition plutôt que la coopération. La sélection naturelle favorise alors les éléments les plus adaptables, un processus appelé sélection r en biologie. C’est parce que la culture libérale favorise la compétition au lieu de la coopération que l’empire Anglo-sioniste ne s’est pas encore effondré. Elle n’a fait cependant que reculer la date de son effondrement pour en accroître l’ampleur, créant une crise écologique sans précédent à l’échelle planétaire.

Le processus de coopération a été étudié en théorie des jeux sous le nom de dilemme du prisonnier itéré (2). C’est un processus lent d’échanges d’information créant progressivement de la confiance entre les individus, avec apparition d’une culture commune, c’est-à-dire de croyances partagées. Par contraste, la compétition crée de la méfiance en limitant les échanges d’information. Elle exacerbe l’individualisme.

Comme l’observe très bien le « Saker », lorsqu’une société est au bord de l’effondrement, les croyances de ses individus deviennent disconnectées de la réalité. Les discours ne sont plus en rapport avec les faits. L’hypocrisie domine. L’empire Anglo-sioniste touche certainement à sa fin.

(1) http://vineyardsaker.blogspot.fr/2014/04/how-ukrainian-crisis-will-eventually.html

(2) Robert Axelrod, The evolution of cooperation, Basic Books (1984)


59 – La grande illusion

On sait qu’une structure dissipative s’effondre lorsque l’information qu’elle mémorise n’est plus adaptée à son environnement. Cela implique qu’une société humaine s’effondre lorsque sa perception du monde, donc la politique de ses dirigeants, est devenue obsolète. C’est ainsi (voir billet précédent) que nos élites cherchent à corriger les effets du libéralisme par plus de libéralisme ou les effets de la croissance par plus de croissance.

L’Homme semble avoir la tête tournée par ses prouesses scientifiques et techniques. Puisque nous avons été capable d’aller sur la lune, alors tout nous est possible. Il n’y a pas de limites au progrès. Si nos réserves de pétrole diminuent et le climat se réchauffe, alors de nouveaux progrès permettrons de résoudre ces problèmes. Là encore, on nous propose de résoudre les problèmes dus à des progrès trop rapides, par des progrès encore plus rapides.

Un parangon de ce mode de pensée est l’américain Ray Kurzweil. Spécialiste d’intelligence artificielle, Kurzweil pense que les ordinateurs seront bientôt capables de supplanter l’intelligence humaine. L’humanité franchira alors ce qu’il appelle une “singularité” (1). Allons-nous être dirigés par des ordinateurs?

Kurzweil pense que les progrès techniques permettront de prolonger indéfiniment la durée de la vie humaine (2). À aucun moment il ne lui vient à l’idée que notre civilisation peut s’effondrer. La nécessité pour les gènes humains de s’adapter à un monde qui évolue de plus en plus vite, devrait au contraire entraîner une diminution de la durée de vie humaine. De fait, l’espérance de vie aurait déjà commencé à décroître aux États-Unis (3).

Qu’ils soient de droite ou de gauche, la plupart de nos hommes politiques pensent comme Kurzweil. Ainsi Jean-Luc Mélenchon aurait déclaré à la radio: « Demain nous vaincrons la mort » (4). Devant une telle misconception de la réalité, on ne s’étonne plus que les politiques qu’ils proposent soient irréalistes.

Ce mois-ci, le Monde Diplomatique publie un article de Jacques Testart (5) sur la procréation médicalement assistée.  Selon Testart, cette technique fait resurgir le spectre de l’eugénisme: « Elle pourrait conduire insensiblement à un monde biopolitique créé par l’engendrement en laboratoire d’individus programmés, dont Aldous Huxley a imaginé une version dans Le Meilleur des Mondes, en 1931 ». Faut-il s’en inquiéter?

Les individus génétiquement programmés au laboratoire sont soumis comme les autres à la sélection naturelle. C’est elle qui décide en dernière instance. S’ils ne sont pas adaptés à leur environnement, les gènes sélectionnés par l’Homme seront éliminés par la sélection naturelle. Parce qu’elle diminuera la variabilité génétique, toute tentative d’eugénisme entraînera une baisse de la population mondiale, un effet plutôt salutaire lorsque les ressources diminuent.

Tous ces exemples montrent que ce n’est pas l’Homme qui commande. L’évolution obéit à des lois auxquelles l’Homme est soumis. On sait aujourd’hui que la sélection naturelle agit sur les gènes. Elle sélectionne ceux qui maximisent la dissipation d’énergie. Elle a pour cette raison sélectionné les premiers gènes capables de produire un cerveau reptilien. Pour dissiper encore mieux l’énergie, les cerveaux reptiliens se sont fait seconder par un cerveau limbique ou affectif. Celui-ci s’est entouré ensuite d’un cerveau rationnel appelé neocortex. Aujourd’hui le neocortex de l’Homme se fait seconder par un cerveau exosomatique encore plus puissant, constitué d’ordinateurs.

Cela ne produira pas plus de singularité que lorsque l’Homme s’est mis à dissiper l’énergie de façon majoritairement exosomatique, à l’aide des machines. Aussi puissant qu’ils soient, nos ordinateurs continueront à obéir à notre cerveau rationnel. Lui-même obéit à notre cerveau affectif. Cherchant à maximiser notre bien-être, ce dernier obéit à notre cerveau reptilien qui lui-même obéit à nos gènes. Enfin ces derniers obéissent aux lois de la chimie c’est-à-dire, in fine, de la thermodynamique.

Ainsi l’Homme n’est pas maître de son destin. Il n’en a que l’illusion. Pour les raisons que j’ai décrites, les sociétés humaines suivent les lois de la thermodynamique. Nos dirigeants y sont soumis. Mis à la tête d’un pays par une population dont les idées sont devenues complètement irréalistes, ils ne peuvent qu’entraîner la société vers son effondrement.

(1) Ray Kurzweil, The Singularity is Near, Penguin Books (2005).
(2) Ray Kurzweil, Terry Grossman, Fantastic Voyage: Live Long Enough to Live for Ever, Rodale (2013).
(3) Voir: notre-planète.info.
(4) Des paroles et des actes, France 2, 12 janvier 2012. Cité par Vincent Cheynet, Décroissance ou décadence, Le pas de coté, 2014.
(5) Biologiste français, Jacques Testart a permis la naissance du premier “bébé éprouvette” en France en 1982.


58 – La politique du vélo

Dans mon billet précédent, j’ai dit que la plupart des gens votaient à droite ou à gauche par tradition familiale. J’ai montré qu’il fallait tenir compte des circonstances. Une économie devant être régulée (billet 54), cela impliquait la nécessité de maintenir un certain équilibre. Ainsi la Russie semblerait avoir trouvé un équilibre entre le capitalisme et le socialisme.

Lorsqu’on parle d’équilibre, on pense en général à un équilibre statique comme celui d’une balance. Lorsqu’une balance penche à droite, il faut mettre des poids à gauche pour rétablir l’équilibre. En occident, les politiques libérales ont provoqué une augmentation catastrophique des inégalités sociales, sans pour autant améliorer la croissance économique. Ma tendance a donc toujours été de voter à gauche pour rétablir l’équilibre. Ai-je eu raison?

Dans le cas d’une société dissipative il s’agit d’un équilibre dynamique et non pas statique. Qu’entend-on par équilibre dynamique? Un bon exemple d’équilibre dynamique est celui d’une bicyclette. À l’arrêt, une personne à bicyclette ne reste pas en équilibre. Elle doit mettre un pied à terre. Lorsqu’elle roule, elle reste en équilibre parce qu’elle peut compenser son déséquilibre en agissant sur sa direction. Il s’agit là d’un équilibre dynamique, c’est-à-dire avec mouvement.

Une particularité de cet équilibre est que, lorsqu’une bicyclette penche à droite, il faut tourner le guidon vers la droite pour rétablir l’équilibre. Autrement dit, il faut se diriger dans la direction où la bicyclette va tomber. En serait-il de même des sociétés humaines?

Nous avons vu qu’une société humaine tend à dissiper toujours plus d’énergie. Mais plus une société dissipe de l’énergie, plus vite son environnement évolue. Il arrive un moment où ne pouvant plus s’adapter au nouvel environnement la société s’effondre.

L’Histoire montre que les sociétés humaines tendent à s’effondrer lorsqu’une élite maintient coûte que coûte la politique qui l’a amenée au pouvoir, en dépit de l’évolution de l’environnement. C’est bien ce qui se passe de nos jours où la réponse aux excès du libéralisme est toujours plus de libéralisme. Pour corriger les conséquences d’une politique de droite nos gouvernements, quels qu’il soient, continuent à appliquer une politique de droite, risquant de conduire la société à sa chute. C’est ce que j’appelle la politique du vélo.

Dans le cas du vélo, la chute est évitée grâce à l’impulsion ainsi acquise qui permet de virer ensuite à gauche. De même une société humaine en général se ressaisit, des mouvements sociaux donnant souvent l’impulsion nécessaire au virement. Faut-il chercher à les éviter?

Après tout, nous avons vu que l’humanité évolue de façon à maximiser la vitesse à laquelle elle dissipe l’énergie. Si l’on mesure, comme le fait Frédérick Soddy, le bien être en termes d’énergie dissipée, alors l’humanité maximise la vitesse à laquelle elle produit du bien être. On ne peut nier en effet que la plupart d’entre nous vivent dans des conditions de confort que, il y a quelques siècles, des princes nous envieraient. Alors, faut-il ralentir le progrès?

Les simulations du Club de Rome montrent qu’en 1970, il était encore temps d’éviter l’effondrement de notre civilisation à condition de ralentir considérablement notre croissance économique. Ce faisant nous aurions ralenti le progrès scientifique et technique. Fallait-il le faire? Nous ne l’avons pas fait. En conséquence, l’algorithme de maximisation de l’énergie dissipée nous entraîne vers une chute temporaire qui risque d’être particulièrement douloureuse. Fallait-il l’éviter? Mais avions nous vraiment le choix? C’est la question à laquelle je tenterai de répondre dans mon prochain billet.


57 – Sur les opinions politiques

Avec le printemps, les élections approchent d’abord municipales puis européennes. Tout citoyen conscient de ses devoirs s’interroge sur la meilleure façon de voter. Comment allons-nous prendre nos décisions?

Les opinions politiques font partie de la culture de chacun. Une composante importante est liée à l’éducation donc de nature héréditaire. Un enfant d’ouvrier aura naturellement tendance à voter à gauche, tandis qu’un enfant de chef d’entreprise votera plutôt à droite. L’environnement a également de l’importance. Contrairement aux gènes qui se transmettent seulement verticalement à travers l’hérédité, les « mèmes » de Dawkins, c’est-à-dire les idées, se transmettent aussi horizontalement, sous l’influence de notre entourage. Dans mon livre sur la thermodynamique de l’évolution, je montre que le modèle d’Ising s’applique à la propagation des croyances. Il s’applique donc tout particulièrement à la propagation des opinions politiques.

Nous avons vu qu’en biologie la sélection naturelle favorise les gènes qui maximisent la dissipation d’énergie. On s’attend donc à ce qu’en sciences humaines elle favorise les idées associées à une forte dissipation d’énergie. Celle-ci est directement liée à la richesse. Plus on est riche, plus on dissipe de l’énergie. La sélection naturelle va donc favoriser la propagation des idées des gens riches. Ceci est particulièrement flagrant de nos jours où les gens riches contrôlent les média (1).

Parmi les idées ainsi imposées par les gens riches figurent en tête la notion de libéralisme et la nécessité de la croissance économique. La croissance serait nécessaire pour endiguer le chômage, et le libéralisme indispensable pour assurer la croissance. L’humanité serait ainsi condamnée à une croissance économique sans fin conduisant à une dissipation de plus en plus rapide de l’énergie. Il convient d’examiner de près ces idées et de les interpréter à la lumière de la thermodynamique de l’évolution.

Le processus de criticalité auto-organisée de Per Bak implique que les sociétés humaines oscillent entre un mode d’organisation où la coopération domine et un mode où la compétion l’emporte. La transition a lieu en un point dit critique pour lequel la température (2) de l’économie atteint une certaine valeur critique. En dessous de la température critique, de vastes domaines d’Ising se forment à l’intérieur desquels des individus, partageant les mêmes idées, coopèrent entre eux pour améliorer leur niveau de vie. Un niveau de vie critique est alors atteint à partir duquel les idées se mettent à différer. Les grands domaines d’Ising se décomposent alors en domaines plus petits entre lesquels la compétition s’instaure.

Ainsi, contrairement aux idées reçues, la compétition n’est pas toujours le meilleur moteur de l’économie. En dessous du point critique, la coopération est plus efficace. Le point critique est celui à partir duquel les grands domaines d’Ising économiques ne sont plus adaptés à l’évolution. Ils se décomposent en domaines plus petits parmi lesquels la sélection naturelle choisira les mieux adaptés au nouvel environnement. Seulement alors la compétition devient plus efficace.

Je donnerai comme exemple la situation à la fin de la dernière guerre mondiale. Très affaiblie, l’économie mondiale était en dessous du point critique. Deux grands domaines d’Ising se sont alors formés pour la restructurer. D’un coté l’occident, sous la domination américaine, favorisait les idées libérales et la compétition. De l’autre le bloc soviétique favorisait les idées communistes et la coopération. Lequel des deux a été le plus efficace?

Grâce à son avance technique, l’occident faisait exploser la première bombe à hydrogène en 1952. Dès l’année suivante, l’URSS le rattrapait pour le dépasser ensuite très rapidement. Dès 1957, l’URSS mettait sur orbite le premier satellite artificiel, puis envoyait un chien dans l’espace. Quatre ans plus tard, elle envoyait le premier homme sur orbite, faisant ainsi preuve d’une efficacité supérieure à celle de l’occident.

Les techniques se sont mises alors à évoluer de plus en plus rapidement. Le point critique a été atteint au début des années 60. Incapable de s’adapter à une évolution plus rapide, l’économie soviétique fut vite dépassée par l’économie occidentale. Le bloc soviétique s’est alors scindé en domaines d’Ising plus petits. En 1985 Mikhail Gorbachev lance la « perestroïka », c’est-à-dire la restructuration. Les pays satellites prennent alors chacun leur indépendance.

Moins structurée, l’économie occidentale résiste mais a de plus en plus de mal à s’adapter aux changements toujours plus rapides. C’est l’effet dit de la « reine rouge ». Ronald Reagan et Margaret Tatcher passent au néolibéralisme gagnant quelques décennies. Aujourd’hui l’économie occidentale stagne de nouveau, les dettes s’accumulent et le chômage devient endémique. Plus aucune croissance n’est possible. Pire, le climat se réchauffe, nos réserves de pétrole diminuent et notre alimentation est en danger. L’idée de décroissance fait peu à peu son chemin mais, aveugles à tous ces changements, les gens riches continuent à imposer leur idéologie de croissance conduisant la civilisation occidentale vers un effondrement catastrophique.

À la lumière de ces considérations, les pays de l’est semblent avoir pris une avance sur l’occident. Après un retour brutal au libéralisme, la Russie semble avoir aujourd’hui retrouvé un équilibre entre le capitalisme et le socialisme. De même la Chine mène une politique libérale tout en conservant une étiquette communiste. Cela va dans le sens d’une régulation de l’économie au voisinage du point critique (voir article 54). Faute d’avoir compris la nécessité d’une telle régulation, les États-Unis risquent de voir leur économie s’effondrer, entraînant celle de l’Europe avec elle.

(1) Un grand classique sur ce sujet est le livre « Manufacturing consent. The political Economy of the Mass media » de Edward Herman et Noam Chomsky, paru en 1988. Une traduction française « La fabrication du consentement. De la propagande médiatique en démocratie » est parue en 2008 aux éditions Agone.

(2) Voir l’article 49 sur la notion de température en économie.