Mon billet précédent a déclenché un débat sur les raisons pour lesquelles la civilisation de l’île de Pâques s’est effondrée, chacun se demandant si un sort analogue attend notre propre civilisation. L’hypothèse classique est celle de l’impact environnemental: ils ont abattu tous leurs arbres. D’autres incriminent le développement d’épidémies dues à l’arrivée des occidentaux. Mais personne ne semble s’interroger sur la définition précise du mot «effondrement».
Nous avons vu (billet 90) que toute structure économique, donc toute civilisation, décrit des cycles dont l’amplitude est inversement proportionnelle à leur fréquence. Les historiens Turchin et Nefedov ont tout particulièrement mis en évidence des cycles qu’ils qualifient de séculaires dont la période est de l’ordre de plusieurs centaines d’années. Durant chacun de ces cycles, la civilisation concernée traverse une phase dite de crise durant laquelle l’organisation de la société change et le comportement collectif des individus se modifie.
La description de l’île de Pâques que donne Nicolas Cauwe (commentaire no. 2) correspond parfaitement à cette définition: la civilisation de l’île de Pâques aurait traversé une phase de crise. D’une manière générale, on parle d’effondrement lorsque cette phase de crise s’accompagne soit d’une baisse importante de la population, soit de scissions. Dans le cas de l’île de Pâques, il ne semble pas y avoir eu de scission, mais une importante baisse démographique parait très vraisemblable.
Je propose de revenir aujourd’hui sur les quatre phases des cycles de Turchin et Nefedov pour les décrire en termes d’oscillations d’un réseau neuronal, c’est-à-dire d’oscillations du cerveau global que forme une société humaine (billet 104). Je commencerai par la phase qu’ils qualifient de stagflation parce que c’est celle qui correspond le mieux à l’état actuel de nos sociétés occidentales. C’est aussi celle qui précède la phase de crise et qui est donc susceptible de conduire à un effondrement de nos sociétés.
Je rappelle que Per Bak caractérise un réseau neuronal par deux paramètres, les seuils à partir desquels les connections s’établissent et l’intensité de ces dernières, une fois établies. Au début d’une phase de stagflation, les seuils des connections sont au plus bas (billet 104). Cette phase se caractérise donc par des connections très nombreuses. Chaque individu entre en relation avec beaucoup d’autres. On a pu le constater avec le développement rapide des transports aériens, puis celui de l’internet et des téléphones mobiles.
Toutefois, les seuils augmentent progressivement. L’accroissement permanent des sollicitations, notamment publicitaires, fait que chacun cherche de plus en plus à se protéger des appels abusifs. Durant toute la phase de stagflation, l’intensité des connections reste faible. Quoique très nombreux, les liens qui se forment au hasard des rencontres se délient aussi vite qu’ils se créent. On le constate dans le cas des liens conjugaux, par la fréquence très élevée des divorces.
J’avais promis (billet 97), de reparler d’interconnectivité. J’y reviens aujourd’hui. Cette notion a été développée par le biologiste Robert Ulanowicz dans son étude des écosystèmes. Il s’agit d’une mesure du degré d’échanges d’information entre les divers éléments d’un même écosystème. Il note cette grandeur α. Elle est comprise entre 0 et 1. En l’absence de tout échange, l’interconnectivité α est égale à 0. Lorsque tous les éléments sont interconnectés entre eux, elle vaut 1 (voir billet 86).
Dans ses publications Ulanowicz qualifie de robustesse la quantité α.ln(α). Elle mesure la capacité d’un écosystème à s’adapter aux changements. Elle est maximale pour α=1/e, où e=2,718… est la base des logarithmes népériens. L’économiste Bernard Lietaer a montré que cette notion s’applique également à l’économie (1). Dans mon billet 87, j’ai montré qu’elle s’applique en fait à toute structure dissipative considérée comme réseau neuronal. Elle s’applique donc aux sociétés humaines.
Nous avons vu que la phase de stagflation est une phase d’interconnectivité très grande. Lorsque l’interconnectivité dépasse la valeur 1/e, la robustesse de la société diminue. La société est d’autant plus fragile que l’intensité des liens y est très faible. On peut considérer la phase de stagflation comme une phase préparatoire à une restructuration de la société. De nouveaux liens se forment pour remplacer les anciens, mais la majorité de ces liens sont très fragiles. Leur robustesse va être testée durant la phase de crise.
La phase de crise succède à la phase de stagflation. Elle se traduit par une restructuration brutale de la société et correspond à ce que les physiciens appellent une transition de phase abrupte. Je propose de réserver le terme d’effondrement au cas où il y a soit des scissions, soit une chute de la démographie.
Durant la phase de crise, seules subsistent les connections dont les seuils sont suffisamment élevés. L’intensité correspondante des connections s’en trouve renforcée. On constate aisément ce phénomène dans le cas d’un couple de gens mariés: lorsque un couple traverse une crise avec succès, les liens du couple s’en trouvent renforcés. Lorsqu’une société humaine traverse une crise, son interconnectivité s’en trouve diminuée, mais les liens qui subsistent en sortent renforcés.
On entre alors dans la phase que Turchin et Néfédov qualifient de dépression: la société s’ouvre peu à peu à la création de nouveaux liens. Initialement élevés, les seuils des connections diminuent peu à peu. Puis c’est la phase d’expansion dont nos économistes rêvent encore aujourd’hui.
Les civilisations polynésiennes se prêtent particulièrement bien à cette analyse parce qu’elles sont restées longtemps isolées de toute influence du milieu intérieur. Je renvoie notamment le lecteur au tout premier billet de ce blog intitulé «La fin d’une civilisation», dans lequel j’ai décrit l’histoire de Mangareva. D’une manière générale, l’histoire d’une île ou d’un archipel polynésien suit régulièrement le même scénario.
La phase que Turchin et Néfédov qualifient de «dépression» correspond à la colonisation d’un nouvel archipel jusque là inhabité. Au début, la vie est difficile. Les habitants sont peu nombreux, mais très solidaires les uns des autres. En termes de réseau neuronal, l’intensité des connections est très élevée. Vient ensuite dans la phase d’expansion. Des collaborations de plus en plus nombreuses s’établissent entre les individus et la vie devient plus facile. Mais plus celle-ci est facile, plus l’intensité des connections diminue. Durant la phase suivante dite de stagflation, les collaborations sont si nombreuses qu’elles restent superficielles. La plupart sont redondantes: le réseau neuronal percole trop.
Le neurologue Lionel Naccache compare lui aussi une société humaine à un réseau neuronal. Lorsque un cerveau humain percole trop c’est la crise d’épilepsie. Une société humaine qui percole trop entre elle aussi en crises. Tandis qu’un malade perd connaissance, une société s’effondre.
(1) Bernard Lietaer, Money and Sustainability. The missing link. Triarchy press, 2012.
(2) Lionel Naccache, L’homme réseau-nable. Odile Jacob, 2015