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116 – Interconnectivité et robustesse au cours d’un cycle économique

Mon billet précédent a déclenché un débat sur les raisons pour lesquelles la civilisation de l’île de Pâques s’est effondrée, chacun se demandant si un sort analogue attend notre propre civilisation. L’hypothèse classique est celle de l’impact environnemental: ils ont abattu tous leurs arbres. D’autres incriminent le développement d’épidémies dues à l’arrivée des occidentaux. Mais personne ne semble s’interroger sur la définition précise du mot «effondrement».

Nous avons vu (billet 90) que toute structure économique, donc toute civilisation, décrit des cycles dont l’amplitude est inversement proportionnelle à leur fréquence. Les historiens Turchin et Nefedov ont tout particulièrement mis en évidence des cycles qu’ils qualifient de séculaires dont la période est de l’ordre de plusieurs centaines d’années. Durant chacun de ces cycles, la civilisation concernée traverse une phase dite de crise durant laquelle l’organisation de la société change et le comportement collectif des individus se modifie.

La description de l’île de Pâques que donne Nicolas Cauwe (commentaire no. 2) correspond parfaitement à cette définition: la civilisation de l’île de Pâques aurait traversé une phase de crise. D’une manière générale, on parle d’effondrement lorsque cette phase de crise s’accompagne soit d’une baisse importante de la population, soit de scissions. Dans le cas de l’île de Pâques, il ne semble pas y avoir eu de scission, mais une importante baisse démographique parait très vraisemblable.

Je propose de revenir aujourd’hui sur les quatre phases des cycles de Turchin et Nefedov pour les décrire en termes d’oscillations d’un réseau neuronal, c’est-à-dire d’oscillations du cerveau global que forme une société humaine (billet 104). Je commencerai par la phase qu’ils qualifient de stagflation parce que c’est celle qui correspond le mieux à l’état actuel de nos sociétés occidentales. C’est aussi celle qui précède la phase de crise et qui est donc susceptible de conduire à un effondrement de nos sociétés.

Je rappelle que Per Bak caractérise un réseau neuronal par deux paramètres, les seuils à partir desquels les connections s’établissent et l’intensité de ces dernières, une fois établies. Au début d’une phase de stagflation, les seuils des connections sont au plus bas (billet 104). Cette phase se caractérise donc par des connections très nombreuses. Chaque individu entre en relation avec beaucoup d’autres. On a pu le constater avec le développement rapide des transports aériens, puis celui de l’internet et des téléphones mobiles.

Toutefois, les seuils augmentent progressivement. L’accroissement permanent des sollicitations, notamment publicitaires, fait que chacun cherche de plus en plus à se protéger des appels abusifs. Durant toute la phase de stagflation, l’intensité des connections reste faible. Quoique très nombreux, les liens qui se forment au hasard des rencontres se délient aussi vite qu’ils se créent. On le constate dans le cas des liens conjugaux, par la fréquence très élevée des divorces.

J’avais promis (billet 97), de reparler d’interconnectivité. J’y reviens aujourd’hui. Cette notion a été développée par le biologiste Robert Ulanowicz dans son étude des écosystèmes. Il s’agit d’une mesure du degré d’échanges d’information entre les divers éléments d’un même écosystème. Il note cette grandeur α. Elle est comprise entre 0 et 1. En l’absence de tout échange, l’interconnectivité α est égale à 0. Lorsque tous les éléments sont interconnectés entre eux, elle vaut 1 (voir billet 86).

Dans ses publications Ulanowicz qualifie de robustesse la quantité α.ln(α). Elle mesure la capacité d’un écosystème à s’adapter aux changements. Elle est maximale pour α=1/e, où e=2,718… est la base des logarithmes népériens. L’économiste Bernard Lietaer a montré que cette notion s’applique également à l’économie (1). Dans mon billet 87, j’ai montré qu’elle s’applique en fait à toute structure dissipative considérée comme réseau neuronal. Elle s’applique donc aux sociétés humaines.

Nous avons vu que la phase de stagflation est une phase d’interconnectivité très grande. Lorsque l’interconnectivité dépasse la valeur 1/e, la robustesse de la société diminue. La société est d’autant plus fragile que l’intensité des liens y est très faible. On peut considérer la phase de stagflation comme une phase préparatoire à une restructuration de la société. De nouveaux liens se forment pour remplacer les anciens, mais la majorité de ces liens sont très fragiles. Leur robustesse va être testée durant la phase de crise.

La phase de crise succède à la phase de stagflation. Elle se traduit par une restructuration brutale de la société et correspond à ce que les physiciens appellent une transition de phase abrupte. Je propose de réserver le terme d’effondrement au cas où il y a soit des scissions, soit une chute de la démographie.

Durant la phase de crise, seules subsistent les connections dont les seuils sont suffisamment élevés. L’intensité correspondante des connections s’en trouve renforcée. On constate aisément ce phénomène dans le cas d’un couple de gens mariés: lorsque un couple traverse une crise avec succès, les liens du couple s’en trouvent renforcés. Lorsqu’une société humaine traverse une crise, son interconnectivité s’en trouve diminuée, mais les liens qui subsistent en sortent renforcés.

On entre alors dans la phase que Turchin et Néfédov qualifient de dépression: la société s’ouvre peu à peu à la création de nouveaux liens. Initialement élevés, les seuils des connections diminuent peu à peu. Puis c’est la phase d’expansion dont nos économistes rêvent encore aujourd’hui.

seuils et intensités

Les civilisations polynésiennes se prêtent particulièrement bien à cette analyse parce qu’elles sont restées longtemps isolées de toute influence du milieu intérieur. Je renvoie notamment le lecteur au tout premier billet de ce blog intitulé «La fin d’une civilisation», dans lequel j’ai décrit l’histoire de Mangareva. D’une manière générale, l’histoire d’une île ou d’un archipel polynésien suit régulièrement le même scénario.

La phase que Turchin et Néfédov qualifient de «dépression» correspond à la colonisation d’un nouvel archipel jusque là inhabité. Au début, la vie est difficile. Les habitants sont peu nombreux, mais très solidaires les uns des autres. En termes de réseau neuronal, l’intensité des connections est très élevée. Vient ensuite dans la phase d’expansion. Des collaborations de plus en plus nombreuses s’établissent entre les individus et la vie devient plus facile. Mais plus celle-ci est facile, plus l’intensité des connections diminue. Durant la phase suivante dite de stagflation, les collaborations sont si nombreuses qu’elles restent superficielles. La plupart sont redondantes: le réseau neuronal percole trop.

Le neurologue Lionel Naccache compare lui aussi une société humaine à un réseau neuronal. Lorsque un cerveau humain percole trop c’est la crise d’épilepsie. Une société humaine qui percole trop entre elle aussi en crises. Tandis qu’un malade perd connaissance, une société s’effondre.

(1) Bernard Lietaer, Money and Sustainability. The missing link. Triarchy press, 2012.
(2) Lionel Naccache, L’homme réseau-nable. Odile Jacob, 2015


115 – La question du mensuel « La Décroissance »

Dans son numéro d’octobre le journal « La Décroissance » pose la question suivante:

« Jadis, inspirés par le rapport Meadows ou les écrits de Bernard
Charbonneau, René Dumont et André Gorz, nous connaissions déjà les principales causes de la dégradation de la vie sur Terre et aurions pu, dès cette époque et à l’échelle internationale, réorienter les politiques publiques vers la soutenabilité. Aujourd’hui, il est trop tard, l’effondrement est imminent. » C’est ce qu’écrit l’ex-ministre Yves Cochet dans une tribune publiée par le quotidien des affairistes Drahi et Ledoux cet été (Libération, 23 août 2017). Mais est-ce si sûr ? Si l’humanité avait connaissance de l’impasse de la croissance, aurait-elle été capable de faire volte-face ? Les idées, les « prises de conscience » suffisent-elles à changer radicalement le cours des choses, à abandonner la course à la puissance pour aller vers la « soutenabilité » ?

Après avoir rappelé ce qu’est le processus de criticalité auto-organisée, je donne ci-dessous ma propre réponse.

La criticalité auto-organisée

Plus chaude du coté éclairé par le Soleil que de l’autre, la Terre est naturellement en déséquilibre thermique. Les lois de la physique imposent que la température de la Terre s’uniformise. Les physiciens disent que l’énergie s’y dissipe.

Des courants atmosphériques et océaniques s’organisent pour transporter la chaleur de l’équateur vers les pôles. Le jour, l’eau qui s’évapore emmagasine de la chaleur qu’elle rend la nuit en se condensant. La végétation accélère le processus. Les arbres vont chercher l’eau sous terre avec leurs racines. Leurs feuilles facilitent l’évaporation. Les insectes aident les plantes à se reproduire en transportant leur pollen. Les animaux aident la végétation en fertilisant le sol de leurs déchets. Aujourd’hui, les physiciens pensent que la vie s’est développée sur Terre pour y dissiper l’énergie.

En 1969, Ilya Prigogine introduisait la notion de structure dissipative. Un écosystème ou une société humaine sont des structures dissipatives. En dissipant l’énergie, elles modifient leur environnement jusqu’à un point critique à partir duquel elles ont tendance à s’effondrer. En présence d’énergie, de nouvelles structures les remplacent. Le physicien danois Per Bak a appelé ce processus “criticalité auto-organisée”.

Les économistes ont mis en évidence des cycles de l’ordre de 50 ans dits cycles de Kondratiev. Les historiens Peter Turchin et Sergey A. Nefedov ont mis en évidence des cycles encore plus longs qu’ils qualifient de séculaires. Leur période est de l’ordre de 200 à 300 ans Ils distinguent quatre phases qu’ils qualifient dans l’ordre de dépression, expansion, stagflation et crise. Durant la phase de crise, une nouvelle société s’organise. Plus la période des oscillations est longue, plus l’amplitude de la crise est importante: on parle alors d’effondrement.

En s’effondrant, les écosystèmes provoquent des extinctions d’espèces. Le biologiste Jay Gould parlait d’équilibres ponctués parce que leur évolution est ponctuée d’extinctions. Une société animale qui épuise son environnement tend à émigrer. Par le passé, beaucoup de sociétés humaines ont émigré. Les sociétés insulaires comme les sociétés polynésiennes ont eu plus de difficultés. Le cas des habitants de l’île de Pâques est resté célèbre parce qu’ayant abattu leurs arbres, ils n’ont pas pu émigrer. La question posée est pourquoi ne se sont-ils pas aperçus de ce qu’ils faisaient et, si certains s’en sont aperçus, pourquoi n’ont ils pas prévenu à temps les autres?

On retrouve un processus analogue dans les civilisations occidentales, notamment les civilisations méditerranéennes. Chacun sait qu’il y a mille six cents ans, l’empire romain s’est effondré. Les romains étaient clairement conscients des difficultés de leur économie. Leur réponse a été d’étendre leur empire. Elle est étonnamment semblable à la mondialisation des économies d’aujourd’hui. Elle n’a fait que retarder l’effondrement final. L’expérience de la fin de l’empire romain ne nous sert-elle à rien?

On sait aujourd’hui que, mille six cents ans avant la fin de l’empire romain, un effondrement similaire s’est produit en Méditerranée. Il s’agit de la fin de l’âge de bronze. Cela confirme l’idée qu’il s’agit bien d’un processus récurrent. L’époque correspond, semble-t’il, à celle de la guerre de Troie. Pourquoi Cassandre n’a-t-elle pas été écoutée?

L’effondrement des civilisations

Une société humaine est un réseau d’individus qui échangent de l’information, à la manière des neurones du cerveau. C’est un réseau neuronal. Per Bak a montré que le processus de criticalité auto-organisée s’applique aux réseaux neuronaux. Lorsqu’un neurone sensoriel est “excité“, il tend à exciter les neurones avec lesquels il est en contact.

Comme les neurones, Dennis Meadows et ses collègues sont “excités” par leur découverte. Ils cherchent à convaincre leurs interlocuteurs de la nécessité d’intervenir. Au début cela semble aisé. L’information se répand facilement dans leur entourage sensibilisé aux problèmes d’environnement. Pour que cette information soit suivie d’effet, elle doit “percoler“ jusqu’aux neurones moteurs. Lorsqu’un neurone reçoit une information, il la compare aux informations qu’il a déjà mémorisées. Si elle ne correspond pas à sa propre expérience, il aura tendance à la rejeter.

On peut distinguer 3 types d’expérience: l’expérience individuelle, l’expérience historique et l’expérience religieuse. Un effondrement économique comme celui annoncé par le Club de Rome ne correspond à aucune expérience individuelle. L’information va donc être rejetée par une majorité d’individus. Seuls quelques intellectuels, ayant connaissance des effondrements de civilisation, seront sensibilisés. Il leur faudra plusieurs années pour publier des ouvrages susceptibles d’attirer l’attention du grand public.

De son coté, l’expérience religieuse atteint le grand public, mais n’apparaît pas pertinente. Le mot religion semble venir du latin “religare” qui signifie “relier”. Apportée par “les écritures”, l’information religieuse relie les individus à travers les millénaires. La Bible parle d’apocalypse, Moïse de déluge. Selon la Génèse, l’homme aurait été rejeté d’un paradis terrestre. L’homme avait-il dissipé trop d’énergie? L’arbre de la connaissance était-il celui du progrès technique? Cette interprétation parait aujourd’hui tout à fait vraisemblable.

Notons que seule la partie occidentale de l’empire romain s’est effondrée. De nos jours, la chrétienté orientale dite orthodoxe semble effectivement moins dissipatrice d’énergie que la chrétienté romaine. De la même façon, la culture latine d’Amérique du sud semble moins dissipatrice d’énergie que la culture nordique anglo-saxonne, dont l’église réformée a rejeté toute autorité. On doit donc s’attendre à ce que, dissipant plus d’énergie que les autres, cette dernière soit la première à s’effondrer.

L’humanité prendra alors conscience que les civilisations sont mortelles. Les mouvements, tels que «La Décoissance», seront enfin compris comme étant des réflexes de «satiété», nécessaires à la survie de la société. Mais ce sera encore une fois trop tard.


114 – Mes deux conférences à Toulouse

Le lecteur intéressé pourra consulter les diapos de ces deux exposés en cliquant sur:

Thermodynamique et évolution pour le premier et:

Thermodynamique des transitions économiques pour le second.

(cliquer sur les images pour les faire défiler).

Pour une copie des fichiers en format pdf, cliquer sur:

Conférence du matin (évolution) ou:

Conférence du soir (économie)

La conférence du matin a été filmée. On peut la visionner à l’adresse suivante:


113 – Une origine vraisemblable de la vie

[Le texte ci-dessous est la traduction française d’une proposition de recherches que j’ai soumise, visant à étudier l’origine de la vie à l’aide de l’expérience DECLIC à bord de la station spatiale]

Premières tentatives d’étude

Selon Maynard Smith et Eörs Szathmary (1), la première proposition sérieuse d’étude de l’origine de la vie est due à A. I. Oparin (1924) et à J. B. S. Haldane (1929). Leur argument était que, si l’atmosphère primitive manquait d’oxygène libre, une grande variété de composés organiques pouvait avoir été synthétisée à l’aide d’énergie fournie par de la lumière ultraviolette et des décharges des éclairs.

En 1953, sur les conseils d’Harold Urey, Stanley Miller testa cette hypothèse en provoquant des décharges électriques à travers une enceinte contenant de l’eau, du méthane et de l’ammoniac. Elle produisit une grande variété de composés organiques, y compris des nucléotides dont l’ARN et l’ADN sont constitués.

Toutefois, des molécules essentielles étaient absentes ou ne furent obtenues qu’en concentration très faible. Surtout, les réactions produites manquaient de spécificité, rendant difficile de comprendre comment des polymères, dont les liaisons chimiques sont très spécifiques, avaient pu se former.

Dans une série d’articles publiés entre 1988 et 1992, Günter Wächtershäuser suggéra que les réactions avaient pu se produire entre des ions fixés sur une surface chargée. L’attraction entre des charges de signes opposés fait que les ions en solution s’attachent à des surfaces chargées. Ils peuvent se déplacer lentement sur la surface, tout en conservant la même orientation, ce qui accroit considérablement à la fois la vitesse et la spécificité des réactions chimiques.

Des chercheurs ont montré récemment que le confinement de molécules dans de petites gouttes de liquide améliore nettement la vitesse des réactions, suggérant des applications en chimie prébiotique (2). Ces résultats confirment les sources hydrothermales comme une origine possible de la vie, mais aucune mention n’est faite du point critique de l’eau (3).

Auto-organisation et criticalité

Durant ces 50 dernières années, les preuves se sont accumulées que les processus d’auto-organisation ont lieu lorsque des forces d’attraction équilibrent des forces de répulsion. Ils sont de même nature que les transitions de phase continues observées dans les fluides en état d’opalescence critique à la température dite critique. Cette analogie a été reconnue pour la première fois par Per Bak et al. (4), en relation avec la l’omniprésence du bruit dit en 1/f. Ils ont appelé ce processus « criticalité auto-organisée ».

Un exemple typique est la formation des étoiles en astrophysique. L’instabilité de Jeans qui permet aux étoiles de se former est en effet de même nature que celle qui cause l’opalescence critique. Dans les deux cas, les fluctuations de densité suivent une loi de puissance (bruit dit en 1/f), comme le montre la distribution des masses initiales des étoiles nouvelles.

Dans son livre « The Self-Organising Universe » Erich Jantsh (5) a montré que l’ensemble de l’univers s’auto-organise suivant des séquences similaires d’événemements. Une « macroévolution » lente durant laquelle de larges structures se condensent alterne avec une « microévolution » rapide durant laquelle de nouveaux constituants élémentaires se forment. La figure 1 résume ce processus. Suivant ce schéma, la formation des étoiles fait partie de la macroévolution. Elle déclenche la formation d’atomes nouveaux tels que ceux d’hélium qui sont plus lourds que ceux de l’hydrogène. La formation d’hélium fait parie de la microévolution.

Fig. 1. L’auto-organisation de l’univers d’après Eric Jantsch (1980)

À la suite de Per Bak, on peut considérer la macroévolution de Jantsch comme une transition de phase continue et sa microévolution comme une transition de phase abrupte, autrement dit l’évolution de tout l’univers peut être vue comme un processus oscillant autour d’un « point critique » (voir Fig. 2).

Auto-organisation et dissipation d’énergie

Ilya Prigogine a montré que l’auto-organisation est une cactéristique des structures dissipatives, c’est-à-dire des structures qui apparaissent spontanément en présence d’un flux permanent d’énergie. Les êtres vivants ou les cellules de Bénard sont des structures dissipatives.

Les structures dissipatives se comportent comme des machines thermiques: elles utilisent des différences de température pour produire du travail mécanique. Selon le second principe de la thermodynamique dit principe de Carnot, cela n’est possible que suivant des cycles de transformations. Les premières machines thermiques ont fait appel à la transition liquide-vapeur de l’eau pour obtenir de larges variations de volume.

Les moteurs d’automobile sont plus efficaces car ils utilisent des différences de température beaucoup plus grandes pour produire les mêmes variations de volume. Cependant, des variations de température beaucoup plus faibles suffisent à produire les machines thermiques naturelles telles que les cellules de Bénard. C’est particulièrement vrai près du point critique où des différences de température très faibles produisent de très grandes variations de volume.

Le point critique de l’eau

La pression critique de l’eau est 220 bars et sa température critique 374°C. Dans l’eau salée comme celle de l’océan, le point critique est à un peu plus de 2.200 m de profondeur, tandis qu’aux sources hydrothermales la température dépasse aisément 374° C.

Considérons l’eau d’une source hydrothermale située au dessous de 2.200m et dont la température est un peu supérieure à 374°C. Sa densité étant inférieure à celle de l’eau environnante, elle forme une plume convective. Durant son ascension, sa pression descend. Sa température reste un moment supérieure à celle de son environnement jusqu’au moment où, devenue plus froide, elle redescend en direction de la source, fermant la boucle convective. À un moment donné, l’eau atteint la zone de condensation. De fines gouttelettes se forment. L’eau liquide est ensuite convertie de façon lente et continue en eau vapeur sans jamais former de bulles.

Fig. 2. La surface ci-dessus montre l’état de l’eau autour du point critique.
La zone grise est la zone de condensation.

La figure 2 montre l’état de l’eau dans une plume convective lorsqu’elle décrit un cercle autour du point critique, comme indiqué par la flèche. Tandis que la transition de l’état liquide à l’état gazeux est continue, la transition de l’état gazeux à l’état liquide est abrupte. Périodiquement, l’eau se condense en formant de fines gouttelettes d’eau liquide qui grossissent jusqu’à ce que l’eau deviennent entièrement liquide. Elle s’enfonce alors en direction de la source hydrothermale où elle est réchauffée au dessus de la température critique. Elle est alors transformée continuement en vapeur, sans jamais former de bulles gazeuses.

La condensation du gaz en liquide près du point critique est appelée « opalescence critique ». On y observe de très grandes fluctuations de densité, une condition favorable à la formation de microgouttelettes. Dans l’océan d’autres molécules peuvent se condenser également. Les molécules polaires vont conserver une même orientation par rapport à la surface de la gouttelette, favorisant ainsi les liaisons polaires. Ces conditions sont particulièrement favorables à la formation de molécules organiques complexes.

Une possibilité de tester l’origine de la vie

Bien que les conditions décrites ci-dessus soient appropriées à la formation de molécules organiques complexes, la probabilité que de telles réactions se produisent reste faible à moins que la même situation ne se reproduise durant une période de temps très longue.

On peut estimer grossièrement que le temps de circulation de l’eau dans une plume convective est de l’ordre de la journée, tandis que la durée de vie d’un volcan sous-marin actif est de l’ordre d’un million d’années. Les mêmes conditions ont pu ainsi se reproduire plusieurs centaines de milliers de fois. Il est clair que si l’on veut répéter ce processus au laboratoire, il doit être considérablement accéléré.

L’expérience DECLIC offre une telle opportunité. DECLIC est une expérience à bord de la station spatiale internationale. Une des versions a pour but l’étude des réactions chimiques au voisinage du point critique de l’eau. Son environnement en apesanteur permet de produire les conditions critiques de façon uniforme sur tout son volume avec une précision de trois décimales. Il doit être possible d’ajuster ces conditions de façon à décrire des cercles autour du point critique en quelques secondes au lieu de quelques jours. Comparé aux conditions à l’origine de la vie, cela accélérerait le processus d’au moins 5 ordres de grandeur, probablement plus vu que les conditions de l’expérience seraient constamment maintenues très proches du point critique.

S’il est possible de suivre la composition chimique de la chambre de réaction en fonction du temps, on devrait pouvoir reproduire en quelques mois et observer des réactions chimiques qui ont mis des millions d’années à se produire. Nous suggérons fortement qu’une telle expérience soit mise au programme de DECLIC.

François Roddier

  1.  John Maynard Smith and Eörs Szathmary, The origins of life, Oxford (1999).
  2. Ali Fallah-Araghi et al. Enhanced Chemical Synthesis at Soft Interfaces: A Universal Reaction-Adsorption Mechanism in Microcompartments.
  3. K. Ruiz-Mirazo, C. Briones, and A. de la Escosura, Prebiotic Systems Chemistry: New perspectives of the origins of life, Chem. Rev. 114, 285 (2013).
  4. Per Bak, Chao Tang, and Kurt Wiesenfeld, Self-Organized Criticality: An Explanation of 1/f Noise, Phys. Rev. Letters 4, vol. 59 (1987)
  5. Erich Jantsch, The Self-Organizing Universe, Pergamon (1980).

[Cette proposition est soutenue par Roger Bonnet, ancien directeur scientifique à l’ESA].


112 – Prochaines conférences

Pour information, je ferai deux exposés le 19 septembre à Toulouse:

– Le premier, intitulé « Thermodynamique et évolution » aura lieu à l’Observatoire Midi-Pyrénées (14 avenue Edouard Belin 31400 Toulouse) dans la Salle Coriolis, à 11h00.

– Le second, intitulé «  »Thermodynamique des transitions économiques » aura lieu dans la salle municipale du Sénéchal (17 rue Rémusat 31000 Toulouse) à 20h00.


110 – Séminaire à l’Institut Momentum

Voici le titre de l’exposé que j’ai fait le vendredi 21 avril à l’Institut Momentum: « L’économie: un processus de criticalité auto-organisée ».

Les lecteurs intéressés peuvent consulter ici les diapos de cette présentation (cliquer sur les images pour les faire défiler) ou ici (fichier pdf).


109 – La destruction créatrice de Schumpeter

L’économiste autrichien Joseph Shumpeter est né en 1883, la même année que Keynes. En 1927, il émigre aux États-Unis où il enseigne à Harvard. Ni capitaliste, ni marxiste, il se veut au dessus de la mêlée. Il est considéré aujourd’hui comme un emblème de la pensée évolutioniste en économie.

Schumpeter s’intéresse aux travaux de Kondratiev sur les cycles économiques. Pour lui, les innovations sont le moteur de l’économie mais elles entraînent des changements sociaux (modifications du mode de vie) qui font que la société doit constamment se réadapter. Schumpeter compare cet effet à une «tornade» et parle de «destruction créatice».

Dans le cadre restreint de l’économie, on peut dire que Schumpeter a découvert l’effet d’une structure dissipative sur son environnement: effet qui conduit au processus de criticalité auto-organisée. C’est le processus d’évolution aussi bien des cyclones que des espèces en biologie mais, les disciplines étant cloisonnées, qui sait aujourd’hui qu’il s’agit d’un processus universel?

En octobre 1973, c’est la guerre dite du kippour. Les membres de l’OPEP déclarent un embargo sur les livraisons de pétrole. On parle de choc pétrolier: le prix du pétrole augmente et ne reviendra plus jamais aux valeurs des années précédentes. C’est le début d’une crise économique en Europe: l’économie stagne.

Un économiste allemand Gerhard Mensch s’intéresse au problème. Disciple de Schumpeter, il conduit une étude statistique sur les innovations. Il montre que celles-ci ne sont pas uniformément distribuées dans le temps, mais arrivent par paquets. Il publie les conclusions de son étude en 1975. Une traduction anglaise de son livre parait en 1979 sous le titre «Stalemate in Technology» (Ballinger).

Ce livre est intéressant parce qu’il compare l’évolution technologique à l’évolution biologique. Il ignore cependant la théorie des équilibres ponctués de Niles Elredge et Stephen Jay Gould publiée en 1972. Ce livre est surtout intéressant parce qu’il comprend que l’évolution cyclique de l’économie ne peut pas être représentée par une sinusoide: la production économique ne peut que croître ou s’effondrer. Il représente l’évolution économique par une suite de sigmoïdes se recouvrant partiellement. Pour lui, la phase où les sigmoïdes se recouvrent est une phase de «métamorphose» durant laquelle on passe d’une économie à la suivante.


L’évolution économique selon Gerhard Mensch

Je reproduis ici le modèle économique de Mensch auquel il a donné le nom de «metamorphosis model». Le lecteur pourra comparer ce modèle avec les cycles autour du point critique représentés sur la figure du billet 107. On retrouve la même zone de recouvrement entre les flèches marquées a et b délimitant la zone appelée «crises».

Il est bon de rappeler que, pour les différentes phases d’un même cycle, j’utilise ici la nomenclature des historiens (Turchin et Nefedov) et non pas celle actuelle des économistes qui est différente. Ainsi, pour les historiens qui sont sensibles à la sociologie, l’année 1914 fait partie d’une phase de crise, tandis que pour les économistes c’est 1929 qui en fait partie!

Je termine ce billet en rappelant que l’étude de Mensch a été conduite durant une phase de crise économique liée au choc pétrolier. Et pourtant, à aucun moment il ne vient à l’idée de Mensch que la stagnation de l’économie des années 70 ait pu être causée par une augmentation du prix du pétrole. Je pense que, pour le lecteur de ce blog, la relation est devenue évidente.

Pourtant, encore de nos jours, la plupart des économistes ne font aucune différence entre des ressources naturelles comme le cuivre et le pétrole. Il est vrai que l’épuisement de l’un comme de l’autre suscite des problèmes économiques. Cependant le pétrole est une réserve d’énergie en stock, tandis que le cuivre ne l’est pas.